Jerome Casalonga © Olivier Gomez

E supplicante

Le théâtre antique n’a pas fini de chanter en nous. Que le ciel peut nous tomber sur la tête. Que nous avons le droit de renverser la marche vers le pire. Musicatreize accueille ce spectacle musical qui vogue d’une rive à l’autre de l’alternative. Eschyle a connu la guerre et la condition de ceux qui vivent dans un monde d’effroi dont les malheurs s’élèvent et s’abattent en vagues incessantes. Mais il sait la puissance des mots ; son théâtre, initiatique médecine à la colère des hommes et au châtiment des dieux, cache derrière l’opacité d’un premier sens le trésor d’un autre. Sa tragédie Les Suppliantes raconte l’exil des filles de Danaos pour échapper au mariage forcé et l’accueil hésitant du roi d’Argos.

Le compositeur, musicien et chanteur Jérôme Casalonga a adapté les enjeux actuels de cette expérience radicale. Les voix de ses Danaïdes (cinq pour figurer le chœur antique), surgies de quelque part en Méditerranée, chantent en corse l’identité arrachée à la stabilité passée, la lutte inégale de la femme face à son destin, et interrogent, à travers la figure de Pélasgos, nos propres objections à combattre l’orgueil et la démesure. Le rhapsode corse puise aux sources les plus anciennes du chant polyphonique méditerranéen en « dialogue symphonique » avec le texte joué par les comédiens en français.

La mise en scène de Serge Lipszyc transpose dans « une forme mi opératique mi théâtrale » une conception de la dramaturgie antique pour laquelle la représentation des sentiments participait à l’équation morale tout autant qu’au langage de la fiction et de l’art. La joie, la rage, la douleur, la gratitude, le repentir, la honte ou le dépit fonctionnent ici comme un alphabet dont la syntaxe devra se déchiffrer en termes d’apprentissage citoyen des droits et devoirs envers la terra patria et du préjudice de leur perte. Mais quelles sont les voix sincères, quelles sont celles travesties et mystifiantes quand toutes appartiennent simultanément aux sphères du politique et du sensible ? Comment trouver un chemin de vertu dans les méandres du sentiment ? Saurons-nous trouver le nôtre ?, questionnent le musicien et le comédien. Leur spectacle fait converger deux exigences : l’instrumentalisation des passions avec les outils de la musique et du théâtre et l’exploration de leurs effets de sens dans le temps long de la matrice méditerranéenne. Le contraire l’eût condamné à tenir sans mystère et sans génie. Inextinguible, le lamentu de ces femmes nous rappelle, depuis vingt-cinq siècles, combien notre bonheur est précaire, « pareil à un croquis léger, quelques coups d’éponge et c’en est fait » (Eschyle, Agamemnon 1327-1). En cela intensément apparenté à la beauté, à l’harmonie et autres fruits ou ornements de la paix.

RY

 

> Le 12/11 à la Salle Musicatreize (6e)

www.journalventilo.fr/sortie/112475