Délectez vous de ces charmes de Laure Jacinto

Croquer au MAC Arteum

Papiers à mâcher

 

Croquer réunit dix artistes autour du dessin contemporain dans ses formes à la fois préliminaires et abouties. L’exposition se construit autour d’un jeu sur les sens et sur l’ambivalence inédite entre vision et goût.

 

Croquer fait partie de la dizaine d’expositions inscrites dans la Saison du Dessin pour prolonger le focus du salon Paréidolie sur ce médium et ses versions contemporaines. Pour cette nouvelle exposition, qui s’inscrit désormais comme un rendez-vous annuel au musée d’art contemporain de Châteauneuf-le-Rouge, Christiane Courbon, directrice et commissaire de Croquer, joue sur la polysémie d’un titre qui en appelle aussi bien à la voracité de l’homme qu’à son regard, au geste du dessinateur pris sur le vif dans son carnet qu’au travail de la matière que le geste de l’artiste entame, mange et déglutit en une forme…
Le polyptique de Caroline Challan Belval qui ouvre l’exposition déploie sur neuf feuilles-panneaux ce que l’on peut discerner comme la longue carcasse d’un cheval découpée, comme le dessin lui-même, en plusieurs morceaux de viande dans une usine d’équarrissage. Dans ce travail à l’encre de chine et à la gouache, le geste se révèle incisif, presque brutal. L’ensemble forme une image dont il est presque facultatif de lire la version figurative, tant on pressent dans la vigueur de son trait, les coups de hache et le bruit des carcasses malmenées par les bouchers… Non moins tranchante, la sculpture de Jules Guissart entre dans un dialogue sensoriel et presque sonore avec le dessin de Caroline Challan Belval. L’œuvre (Mistral) se courbe comme sous le souffle du vent, dessinant dans l’espace la ligne noire et rouillée d’une tôle d’acier contrainte par le geste du sculpteur. La matière se transforme à la fois de manière naturelle (l’oxydation) et par le geste de l’homme (le pli poncé).
Les dessins de Delphine Mogarra semblent quant à eux le fruit d’heures entières à travailler le papier au scalpel, à croquer dans la matière même de la feuille et à inverser les fibres du papier pour créer une forme qui semble découler de son geste. Travail subtil et ô combien délicat, ses dessins sans crayon et sans ligne rappellent les soulèvements de papier de Vincent Chenut et les inclinaisons de ces jeunes dessinateurs à la recherche de nouveaux outils de travail. A travers des jeux de lumière, Delphine Mogarra laisse s’exprimer la matière du papier, en présentant ses œuvres dans des caissons avec néon intégré qui assurent à la fois l’éclairage nécessaire et donnent à son travail l’écrin précieux de ses pièces d’orfèvrerie.
Pièces précieuses également chez Dominique Castell qui nous livre ses carnets intimes, où son chien, ses amis, ses paysages sont dessinés sur le vif. Des pieds qui dansent, des fourrés qui frissonnent dans le rose de l’allumette, des cieux qui s’embrasent… on reconnait les motifs chers à l’artiste, déjà vus dans ses grandes installations et dans ses films, accompagnés ici des réflexions que les sujets ou la vie lui inspirent. On sent ici à quel point le travail de dessin phagocyte la vie toute entière du dessinateur, qui se laisse dévorer par la nécessité de crayonner…
On retrouve les mêmes rapports sensuels et charnels entre la vie et le dessin dans la série Picnic de Jean Bellissen, qui livre lui aussi un souvenir, celui d’un rendez-vous galant… ou pas. Dans des dessins aux couleurs vives, l’artiste, presque soixante ans au compteur, trace avec virtuosité et appétit les vestiges cocasses de ses rencontres amoureuses sur le coin d’une nappe.
Plus sages sont les lignes tracées dans le sable par Gabrielle Conilh de Beyssac. Les sillages de son dessin éphémère Jumeaux sont réalisés avec la sculpture laissée dans le bac à sable. La sculpture comme outil du dessinateur, l’artiste instaure un rapport entre ses œuvres bi’ et tridimensionnelles, et ancre ce dialogue dans un espace déterminé. Associée à Jules Guissart, elle dessine sur le mur la trace du mouvement d’une craie traversée par une corde qui détermine les limites spatiales du dessin, trace laissée sur le mur… Il s’agit également de détournement d’outils chez Charlotte Pringuey-Cessac, qui travaille le charbon de bois — outil originel du dessin (cf. la fille de Butades et le premier geste) — pour réaliser des sculptures dont le sujet est l’outil lui-même. Yôkaï ne parle que de dessin, même s’il n’en n’est pas un au sens classique du terme. Comme chez Gabrielle Conilh de Beyssac, il y a ici confusion des médiums dans une pratique qui s’autorise toutes les dérogations aux classifications admises jusqu’ici et fait évoluer le dessin contemporain vers des territoires encore jamais explorés. C’est en revenant aux origines de la civilisation et du dessin que Charlotte Pringuey-Cessac emmène celui-ci vers de nouvelles formes et de nouvelles conceptions. Des premières heures du dessin, on passe à l’ère des écrans et à la vidéographie avec Delphine Poitevin. Dans la même salle, les œuvres de Silène Audibert déclinent un panel de corps féminins dont les entrailles s’enroulent autour de longues broches que l’on retrouve au sol, réalisées en argile. Une matière lourde et compacte, répugnante, dégouline le long des tiges, tranchant avec le caractère grotesque de ses personnages. Dans ces dessins, qualifiés de « pantagruéliques » par l’artiste, il est autant question de bonne comme de mauvaise chair, d’attraction et de répulsion… On reste dans les viscères et autre visions anatomiques ambiguës avec les petits éclairs fourrés à la pomme de Laure Jacinto, sur lesquels l’artiste dépose des images kaléidoscopiques qui nous font hésiter entre pornographie et charcuterie…
Quant aux œuvres d’Yves Schemoul, on aimerait les goûter. Les rouges ardents des résines de sa Camera Calda répondent à la chambre froide de Caroline Challan Belval. Yves Schemoul développe un projet entamé depuis 2012 autour du rouge : couleur des dieux pendant la Rome antique avant d’être administrée au démon, le rouge incarne les feux de la passion, le désir, la sensualité, le sang… L’artiste développe dans ses différentes expériences plastiques un intérêt pour la trace accidentelle ou maitrisée, pour l’empreinte et les surfaces mystérieuses, pour les jeux de cache-cache des surfaces et des matières dans lesquelles de multiples sens se révèlent… Attirantes et gourmandes, ses images gardent les secrets du modus operandi, se prêtant aux interprétations « paréidoliennes », à l’instar de l’empreinte prisonnière de la résine de Célébrer, dans laquelle on discerne selon un certain angle, et dans une certaine lumière, ce que l’on suppose être la couronne de fleur provenant d’une stèle antique…

Céline Ghisleri

 

Croquer : jusqu’au 31/10 au MAC Arteum (Route Nationale 7, Châteauneuf-le-Rouge).
Rens. : 04 42 58 61 53 / www.mac-arteum.net