Barbe-Bleue par Laurent Pelly © Progrès / Stofleth

Barbe-Bleue de Jacques Offenbach à l’Opéra de Marseille

Le grand bouffe

 

Un serial killer sadique égorge ses épouses pendant leur nuit de noces, l’histoire est portée à la scène dans un opéra gore où le sang, le sexe et la mort sont indissociables… Mais non, on plaisante, c’est le Barbe-Bleue d’Offenbach ! « O gué, jamais veuf ne fut plus gai. » Faisons connaissance.

 

Deux jeunes pastoureaux, Fleurette et Saphir, entretiennent l’un pour l’autre la plus tendre des passions, une friandise de cœur. Par contre, la truculente paysanne Boulotte ne pense qu’à « ça ». Veuf pour la énième fois, le prince Barbe-Bleue envoie au village son alchimiste Popolani lui choisir une jeune vierge… Une fois de trop. Après le succès de La Belle Hélène, le duo de librettiste Halévy et Meilhac continue de distordre les classiques de la littérature avec cette parodie du conte de Perrault passée au crible de leur nuancier moral. Les raffinements musicaux d’Offenbach jouent en toute (fausse) innocence sur la lyre de sentiments attisés par la domination et le désir. La précision du discernement musical et une profonde intuition théâtrale guident le charivari des situations sur les territoires chaotiques du loufoque. En trois actes, cet opéra bouffe, créé à Paris en 1866, administre son antidote à la volonté d’emprise sur l’autre, de l’homme sur la femme, du seigneur sur le manant, dont la satisfaction doit se soumettre aux exigences d’un imbroglio si enchevêtré que la répulsion et le rire y prennent leur source côte à côte.

 

La chaumière et le château

Laurent Pelly signe la mise en scène de cette coproduction entre les Opéras de Lyon et de Marseille. Avec Offenbach, il n’en est pas à son galop d’essai. Il prend soin d’établir pour le public contemporain cet arc électrique avec l’actualité qui est le nerf de l’opéra bouffe. Sa transposition souligne les affinités inattendues de notre temps avec ce XIXe siècle qui inventa criminologie, faits-divers et médias de masse. Son château, façon rocher de Monaco, fleure le scandale bling-bling, et sa chaumière en tôle ondulée s’éloigne des cui-cui d’un tableau pastoral et galant pour rejoindre une émission de téléréalité bien connue. Cependant, son adaptation pimente davantage Espelette que Cayenne ; inspire et suggère plutôt qu’elle ne peint. La direction d’acteur est chronométrée, millimétrée avec la précision d’un chorégraphe car l’humour, bien moins que l’amour, ne souffre le retard ou l’à-peu-près. L’extravagant y est toujours stylisé, le farfelu, ingénieux, et l’absurde, pertinent.

Héloïse Mas incarne la libidineuse Boulotte. Son soprano, contrairement au personnage, n’a rien de massif ; aux modèles de Rubens, auxquels Barbe-Bleue la compare, elle emprunte plus volontiers le dynamisme des compositions et la maestria de la palette chromatique. Des aigus caressants et faciles, un médium sensuel et une pétulante présence scénique lui ont assuré un triomphe à Lyon en juin. Le rôle titre est campé par Florian Laconi, dont on a pu apprécier le talent vocal dans Hérodiade l’année dernière. Comédien avant même de devenir chanteur, le ténor a conservé de ses premières amours un bonheur de jouer communicatif. Son inquiétant Barbe-Bleue, cuir noir et nuque rase, nous fera frissonner. La voix du plaisir est parfois bien impénétrable…

La baguette de Nader Abbassi mettra ce petit monde abracadabrant au pli de la partition et nous surprendra de quelques délicates parenthèses simili tragiques avec lesquelles Offenbach, dans ses portraits de mœurs avisés, aimait à jouer du contraste simultané des couleurs.

 

Le rythme et la danse

On célèbre cette année le bicentenaire de la naissance du compositeur. Ce jeune juif allemand venu étudier la musique à Paris, réputée moins antisémite que Vienne, aura parcouru un siècle agité de bouleversements socio-culturels profonds. Éruptions politiques, explosion des inégalités et remise en cause des académismes artistiques ne l’empêcheront pas de poursuivre son rêve d’enfance : s’inscrire dans la lignée patricienne des compositeurs classiques au plus haut de la hiérarchie des genres sérieux. Un autre destin l’attendait. Son nom fut lié à l’image de luxe et de vacuité forgée par les adversaires du Second Empire, puis frenchcancannisé à la Belle Époque. Parce que bon goût et divertissement se regardent toujours en chiens de faïence, l’estampille « fête impériale » avec son cortège d’idées reçues reste gravée sur ses opérettes. Ce ne fut pas le seul préjugé que le compositeur eut à combattre. Or, ce nouveau type de spectacle mettait en jeu une chaîne opératoire complexe dont la reconstitution fidèle aujourd’hui permet de rendre justice au génie bigarré d’Offenbach. Parce que sa musique s’articule à l’essentiel de cet art, la mélodie et le rythme de la danse, elle touche en nous ce qu’il y a d’heureux, cette légèreté de l’être à laquelle chacun aspire. Elle échappe ainsi à son siècle et éclaire le nôtre de son sourire irrévérencieux… Le spectacle continue.

 

Roland Yvanez

 

Barbe-Bleue de Jacques Offenbach : du 28/12 au 5/01 à l’Opéra de Marseille (Place Ernest Reyer, 1er).

Rens. : 04 91 55 14 99 / http://opera.marseille.fr