© Ahram Lee

Ahram Lee – D’incolores idées vertes dorment furieusement à Vidéochroniques

A vos désordres !

 

Pour l’année France-Corée, Vidéochroniques n’a pas oublié la plus marseillaise des Coréennes et convie Ahram Lee à déployer ses petits mystères…

 

D’incolores idées vertes dorment furieusement. Utilisée par Noam Chomsky, cette phrase permettait au père de la grammaire générative de démontrer que des énoncés syntaxiquement irréprochables étaient totalement dépourvus de sens alors qu’à l’inverse, des phrases bancales et fautives étaient porteuses d’une charge sémantique forte…
Il y a fort à parier qu’Ahram Lee a trouvé dans cette formule non pas un nouvel intérêt pour la théorie de la modularité de l’esprit, mais pour la beauté absconse d’une phrase recelant en elle toutes les évocations et interprétations possibles. Qu’au-delà d’une application scrupuleuse des règles et des lois, la subjectivité demeure nécessaire pour ne pas sombrer dans un système où les réglementations seraient au-dessus du bon sens et de l’analyse humaine… Tout le travail d’Ahram Lee se résume dans cette phrase : comment appliquer un système et s’y contraindre tout en s’amusant de ses déviances et de ses conséquences absurdes… L’artiste nous a habitués à sourire des réglementations qui nous sont imposées et qui, une fois examinées de plus près, révèlent toutes leurs incohérences.
Pour son exposition personnelle chez Vidéochroniques, elle revisite quelques pièces antérieures, comme C’est ce qu’on dit. Dans une sorte de téléphone arabe du dessin, l’artiste reproduit par calque sa propre empreinte qui s’éloigne petit à petit du modèle originel pour finir, peut-être, par devenir l’empreinte d’un autre… Ahram Lee s’astreint au travail long et laborieux de la répétition et du travail de minutie ; des caractéristiques de sa pratique artistique qui impliquent une expérience de la durée et une productibilité ralentie et contrariée par un procédé de réalisation presque artisanal et toujours vain. Son geste artistique se révèle discret et subtil, minimal et conceptuel, au service d’une idée intelligente qui génère tout le processus de mise en œuvre. Comme ces gobelets d’eau posés à même le sol qui intriguent le visiteur, jouant avec une certaine ambiguïté : œuvre d’art ou pas ? Chaque jour ou presque, Ahram Lee ajoute à la série un nouveau gobelet rempli de la même quantité d’eau que ses prédécesseurs. Au fur et à mesure du temps de l’exposition, l’évaporation fera son œuvre et l’eau diminuera dans une dégradation chronologique du volume contenu dans chaque récipient, réalisant une sorte de calendrier des jours passés chez Vidéochroniques…
Tirer est une œuvre produite pour l’exposition et réalisée spécifiquement pour l’espace de la galerie. Un pigment bleu envoûtant comme du IKB (1) attire le visiteur vers une zone qu’il ne devra pourtant pas franchir au risque d’altérer la surface immaculée de cette étendue au-dessus de laquelle tiennent en équilibre des milligrammes de poudre reposant sur un fil tendu. L’œuvre vient ici nous rappeler que l’ordre des choses ne tient souvent qu’à un fil.
Outre l’immense dextérité que l’on devine pour la réalisation de cette installation fragile et délicate, on voit comment l’artiste porte son regard sur les choses triviales pour les emporter vers des sphères esthétiques et poétiques. Car, quel que soit le propos de l’œuvre, Ahram Lee aura su depuis quelques années imposer une esthétique personnelle, toujours dans une sobriété de couleurs (blanc, beige, gris…) et de formes, de matériaux bruts ou transparents, et dans un style que l’on reconnait au premier coup d’œil, se définissant par la répétition du même objet : ligne de gobelets ou de flacons, pile de papier, son sans image, horloges blanches, traits de graphite sur feuilles blanches, etc.
Ainsi, Ahram Lee n’est pas attachée à un matériau, mais va chercher celui qui sera mis au service d’une intention et d’un geste justifié par un protocole rigoureux mais faisant souvent la place à l’accident et au hasard. Elle utilise des matériaux bruts comme le tasseau de bois ou des objets qu’elle ne transforme pas mais associe dans un ensemble cohérent qui fait sens, tout en jouant sur les différentes significations possibles de l’œuvre (de ce point de vue, le titre fait aussi partie de l’œuvre et lance le visiteur dans une énigme qu’il va lui falloir élucider). On retrouve d’ailleurs, dans l’installation Pourquoi il faut ranger sa chambre ou pourquoi il ne le faut pas, plusieurs des objets qui lui auront servi tout au long de son travail, comme les horloges de Belle Heurette, les flacons de 100 ml, les bombes à retardement de En fin de compte… L’installation se déploie dans deux versions : l’une organisée, l’autre bordélique. Si toutes deux contiennent les mêmes éléments, la version anarchique prend deux fois plus d’espace que la première, les éléments s’entrechoquant et menaçant de faillir dans la plus grande instabilité. Réactivant une ancienne pièce qui fonctionnait selon les mêmes principes, cette très belle proposition s’étend ici à la problématique de l’atelier et du stockage — douloureuse question de l’artiste plasticien — et propose au visiteur, amateur du travail de l’artiste, une petite rétrospective qui prend des formes tout à fait inédites et réjouissantes !

 

Céline Ghisleri

 

 

Ahram Lee – D’incolores idées vertes dorment furieusement : jusqu’au 16/07 à Vidéochroniques (1 place de Lorette, 2e).
Rens. : 09 60 44 25 58 / www.videochroniques.org/

Pour en (sa)voir plus : http://ahramlee.net

 

 

Notes
  1. International Klein Blue (IKB) est une peinture bleu profond créée par le marchand de couleur Edouard Adam à la demande de l’artiste français Yves Klein[]