Tu Me Hiciste Ver El Cielo
Luis Esguerra Cifuentes est un créateur d’images, au sens propre du terme. Il catapulte dès l’ouverture nos yeux et nos oreilles dans un espèce-temps indéfini, aux confins d’un monde d’une plasticité et d’une texture fantastiques, surgi d’une épaisseur noire et de son centre lumineux. Il compose la vision d’une nature réinventée, d’un univers forestier, où pixels et structures numériques se marient à la chaude densité de la végétation. You made me see the skyemprunte à la science-fiction quelques ingrédients – l’existence d’une zone dont l’accès est limité en raison de la prolifération inquiétante d’un lichen, une entreprise exploratoire et la présence d’une entité non humaine signalée par sa voix, modulation électrique et granuleuse. Mais cette zone est un refuge. Elle accueille une communauté animale et humaine d’êtres qui cohabitent en symbiose. Ici, tout n’est que tendresse et liesse. Les jambes habillées de collants résille se fondent dans la végétation comme partageant une même écorce. On y chante. On s’y performe librement. Les baisers s’échangent dans l’air saturé d’une sensualité primordiale et innocente. Film mutant qui ne cesse de se transformer, You made me see the sky – ce beau titre réfère à une chanson de Shakira –, semble nourri de la pensée de Donna Haraway. Il nous invite à retrouver les puissances chthoniennes enfouies, à fusionner avec les arbres et les autres. Ode à la métamorphose et au vivant, dont le lichen serait le modèle, ce rêve futuriste au plein mystère est avant tout un doux hommage aux femmes trans, aux femmes oiseaux, et à Camila Sosa Villada dont la poésie, inscrite à même le texte, porte les souvenirs d’un monde que l’on espère à venir.
— Claire Lasolle, FIDMarseille
Daw
La scène d’ouverture est digne d’un bon blockbuster de science-fiction, genre que Samir Ramdani affectionne particulièrement. La Cellule (FID2020) en était une formidable illustration. Le réalisateur use des mêmes ingrédients : énergie des adolescents qu’on appelle « des quartiers », moyens et espaces qui revendiquent leur modestie, bande son électrique qui habille les séquences d’un voile hollywoodien haute couture, plans impeccables. Le schéma narratif est d’une simplicité enfantine : des adolescents ont disparu, Samir Ramdani, en flic indolent, et sa supérieure, Samira, jouée par Leyla Jawad, doivent les retrouver. Sans détour, le scénario est l’occasion de déplier l’art de la mise en scène du réalisateur pour investir les potentialités de la fiction politique, avec une maîtrise du comique de situation à toute épreuve. Daw distille encore une fois un humour corrosif. Le décalage permet d’aborder tabous et stéréotypes de la société française à l’égard des Français d’origine algérienne. Quand Samira discute au téléphone avec le préfet de l’avancée de l’enquête, elle passe subrepticement à la langue arabe. Et le film navigue ainsi avec une joie acide de l’arabe au français, du français à l’arabe. Précisons que Samira est lesbienne, son ex-copine prof de boxe. Que Dawest ouvertement féministe et décolonial. Il est aussi plus sombre et plus frontal que les films précédents du cinéaste. Le plaisir du fait main est ici au service des enfants d’immigrés qui ne connaissent pas l’origine du mot ratonnade ni le massacre du 17 octobre 1961. Daw assume ainsi l’urgence de l’appropriation des héritages et l’idée que « Celui qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la revivre. »
— Claire Lasolle, FIDMarseille
Sofia Foi
Sofia, 23 ans, a un visage poupon, les cheveux courts, et une casquette rouge vissée sur la tête. Sommée de quitter l’appartement où elle est hébergée, elle décide d’aller tuer le temps sur le campus de l’Université de São Paulo, où elle se rend comme tatoueuse, et non comme étudiante. Avec un dénuement extrême, le film dessine l’errance de ce personnage secret, mystérieusement entêté, qui ne se laisse pas déchiffrer et se montre tout en résistance, dans une sensualité tragique. Sofia Foi avance par ellipses et évocations, au fil du jour et de la nuit, au gré des rencontres avec des ami·e·s ou compagnon·ne·s de classe. Figures elles aussi solitaires et énigmatiques, elles apparaissent, statufiées, observantes et immobiles, comme porteuses d’une révolte étrangement sourde et silencieuse. Au travers de Sofia, Pedro Geraldo dépeint les contours d’une jeunesse marginale et vulnérable, précarisée, égarée au bord d’un monde qui la menace, perdue entre les pleins et les vides d’un campus qui ne la protège pas.
Filmés en plans fixes dans de très beaux clairs-obscurs aux tons verdâtres, les recoins de l’université inquiètent. Le réalisateur installe un régime sonore et plastique grave et sombre, qui redouble l’isolement de Sofia. Son visage sibyllin et ses yeux insondables, filmés en gros plans, sont par moments transfigurés par de sublimes surimpressions; elles figurent la nostalgie d’un amour brutalement interrompu, une disparition à venir. Le film façonne à partir d’absences, dans lesquelles se loge, semble-t-il, le visage d’une mort qui nous regarde : Sofia foi.
— Louise Martin Papasian, FIDMarseille
Joanna Selvidès