Yvonne, princesse de Bourgogne sur château-toboggan par la compagnie En Rang d’Oignons © JM Coubart

Retour sur Yvonne, princesse de Bourgogne sur château-toboggan par la compagnie En Rang d’Oignons

Lutte des crasses

 

Les enfants avaient déserté le château-toboggan de la Friche, laissant leur place aux acteurs de la compagnie En Rang d’Oignons pour une représentation d’Yvonne, Princesse de Bourgogne, la très cruelle pièce de Witold Grombowicz…

 

Ce monde de l’enfance, laboratoire du bien et du mal en société, avec sa cour de récréation comme métaphore de la barbarie humaine, constitue une parfaite scénographie pour le texte de Gombrovicz. Un texte dont l’auteur articule désir et dégoût, anarchie formelle et dévergondage, pour faire le portrait au vitriol d’une famille de dirigeants tyranniques et criminels jusqu’à l’absurde. Yvonne (jouée chaque soir par une actrice différente qui ne connaît pas ses partenaires et qui va en baver), figure laide, molle et muette que le Prince veut épouser pour défier les lois de la nature, éveille leurs remords, leurs vices, leurs instincts honteux en les renvoyant constamment à l’absence de distance entre leur double statut de sujets et d’individus. Elle révèle ainsi l’emballement des désirs, l’impossibilité d’une émancipation qui leur permettrait de « sortir de leur rôle », de se libérer du poids de la forme, de la structure institutionnelle. Exaspérés par ce facteur de décomposition, stéréotype du bouc émissaire, ils la mettent à mort en grande pompe avant de s’incliner une dernière fois sur sa dépouille. Ce meurtre collectif permet à la horde sauvage de redevenir une communauté paisible. S’il est question dans la pièce de Grombowicz des travers d’un pouvoir sûr de lui, dans la mise en scène d’Edith Ansellem, cela se double d’une exposition de la communauté des acteurs au travail et de la complicité du spectateur en tant que voyeur passif jusqu’au malaise. Il assiste à cela comme les enfants assistent aux humiliations d’une nouvelle venue dans la cour de récréation : dictature du code, de la hiérarchie des plus forts, training d’endurance à l’humiliation, sadomasochisme comme moteur du désir. La figure du chambellan, interprétée par Marianne Houspie, glisse constamment de l’accompagnement compassionnel pour la pauvre Yvonne (actrice qui vit un cauchemar récurrent et à qui elle donne des consignes de jeu) à la collaboration soumise avec des acteurs au jeu parfaitement réglé. Et c’est ce qui se joue dans ce glissement qui s’avère passionnant. Un trouble qui produit un sous-texte sur l’acteur acculé à jouer son personnage sans échappatoire, à se conformer à sa partition de figure de la cruauté malgré l’envie d’en finir, de s’en émanciper pour produire à partir de lui, de ses affects, là, maintenant, pour s’éviter de sombrer dans l’hystérie et le cabotinage. On voudrait qu’Yvonne se révolte pour nous, qu’elle fasse dérailler cette mécanique infernale. Elle n’a droit à aucune initiative, mais on aimerait qu’elle trouve quelque chose, un moyen de faire exploser ce système de l’intérieur. Il est beaucoup demandé aux acteurs, il se passe plein de petites choses fortes dans leurs gestes et dans leurs regards, une sorte d’effroi, d’inquiétude, de malaise parfois, mais il faut enchaîner, jouer vite et bien. Ils y parviennent avec talent. « The show must go on », mais on respire vite comme si on avait peur que l’air vienne à manquer. Il y a toute une dramaturgie de la micro défaillance, de la surchauffe et de la mésaise pour faire saigner le texte et ses personnages, car une vérité s’approche : l’apocalypse est pour demain.
Cela peut être choquant, voire révoltant pour certains spectateurs, surtout ceux ayant une expérience concrète du plateau, car il y a quelque chose qui renvoie à la télé-réalité, à l’humiliation pure et simple pour faire de l’effet ; tout comme le film de Michael Haneke Funny Game avait pu partager le public en son temps. Le fait que Yvonne soit castée puis engagée en CDD sur une seule représentation, pour subir autant de violences de la part de ses « confrères », sans faire partie du collectif (en CDI, lui), se ressent comme une injustice. Cela renvoie à ce que peut endurer un acteur (ou plus généralement un travailleur) qui cherche du travail à tout prix pour garder son statut. Mais lâcheté, trahison, collaboration et égoïsme ne sont-ils pas des qualités fondamentales pour survivre dans notre société ?

Olivier Puech

 

Yvonne, princesse de Bourgogne sur château-toboggan était présenté le 20/05 à la Friche La Belle de Mai (Théâtre Massalia), puis le 21 au Théâtre du Merlan & le 22 à Klap dans le cadre du festival Les Envolées.

Rens. : http://enrangdoignons.com/ACCUEIL.html