Journée portes ouvertes à l'usine des 8 Pillards

C’est arrivé près de chez vous | L’usine des 8 Pillards

Pillards aux poings liés

Dans quelques semaines, les occupants de l’usine des 8 Pillards vont savoir quel vendeur de béton associé à un promoteur va sceller leur destin. Ils découvrent les règles du jeu de l’oie immobilier.

 

 

Rappel : les 8 Pillards est un collectif de collectifs, rassemblant quatre-vingts artisans et artistes à qui l’EPF (Établissement public foncier) a confié l’occupation d’une usine désaffectée du côté de Bon Secours. Lorsque le lieu — aux fenêtres cassées et envahi par les pigeons — leur a été attribué, en -1 AC (Avant Covid), nous étions encore dans le monde d’avant : personne ne pensait ­sérieusement au Grand Remplacement qui allait balayer Marseille à partir de l’été suivant. Aucun signe ne laissait présager qu’une horde de milliers de jeunes gens en bonne santé financière allaient déferler en Ouigo, avec des pantalons à ourlets et le V de la victoire en étendard sur les chaussures. Bien malin, en effet, celui qui aurait pu deviner que Marseille allait devenir, en quelques mois, la capitale du turfu et que la Plaine passerait d’un parking qui pue la pisse à « The tenth coolest place in the World » (Time Out, 2022).

L’impact sur l’immobilier ne s’est pas fait attendre. Alors que la ville réalisait à peine qu’elle était en sucre et qu’elle pouvait s’écrouler à la moindre pluie, la demande a explosé l’offre de ce qui tenait encore debout. Les agents immobiliers venaient de passer trente ans à chercher des clients et soudainement, ils s’arrachaient les cheveux pour trouver des biens à vendre. La répercussion sur les loyers et le prix du mètre carré a été rapide et l’arrivée de nouveaux acteurs économiques dans des quartiers peu habitués n’a pas trainé. À Bon Secours, par exemple, « l’offre foncière commerciale est très insuffisante ». De nombreux acteurs économiques se sont mis, en vain, à la recherche de terrains, de bâtiments.

Dans le même temps, la mutation de Pillard fut également une surprise de taille pour les autorités : en trois ans, les quatre-vingts ont transformé l’usine éteinte en un lieu organisé, efficace et… très beau. Artisans du bois, du fer, artistes contemporains, urbanistes, imprimeurs, studio son… l’activité qui y règnent impressionne chaque jour. Surtout, une vibration supplémentaire plane dans l’air : ici, « on » décide. La construction de ce centre d’activités mixtes s’est donc faite sur mesure pour répondre aux besoins de chacun, dans un climat rassuré par la parole donnée : ils ne seraient pas inquiétés avant « un temps long ».

Un lundi matin, une femme que l’on croyait travailler pour la Région est venue à titre personnel. Elle semblait bien connaitre les lieux et son futur : un projet de studios Netflix. C’est lors de ce jour surréel que les occupants ont appris — par hasard — que l’usine allait être vendue rapidement. Surtout, est née l’impression bizarre que dans un autre monde, des gens informés se tenaient prêts depuis longtemps. Depuis cette matinée de printemps, le quotidien des Pillards est plongé dans une dimension abstraite illustrée par un lexique nouveau.

Il a donc fallu décoder la situation : concrètement, y a-t-il une possibilité que le travail important d’aménagement du lieu soit conservé ? Cette nouvelle fracassante signe-t-elle la fin de leur activité ?

Peu à peu, ils ont obtenu au compte-goutte les règles d’un jeu de l’oie dans lequel la communauté doit se lancer si elle veut tenter de rester sur place. C’est un jeu balisé où la plupart des cases sont obligatoires.

Première étape, il faut se porter candidat au rachat (en millions d’euros) et pour cela, créer une équipe. Un promoteur immobilier et un groupe mondial cimentier doivent être rassemblés par un architecte visionnaire dans un emballage humano-futuriste en anglais. Les joueurs stars se comptent sur les doigts de la main : Bouygues, évidemment, dont le nom de scène Linkcity vient de signer aux Crottes le quartier renommé les Fabriques, soit 350 000 m2 de béton de logements (l’équivalent de quatre Tours de la Défense). Eiffage et sa magnifique Smartseille, dont on retiendra la légende des 1 200 logements sortis de terre : « La ville de demain se rêve en Smartcity ». Nexity, auteur des 70 000 m2 de béton des Docks Libres à côté du quartier le plus pauvre d’Europe (Bellevue). La liste est longue et leurs auteurs vont parfois jusqu’à porter le nom de génies de la Renaissance italienne.

Vendre le plus de ciment possible pour les uns, obtenir une marge considérable entre l’achat et la vente d’un lot foncier pour les autres. C’est là où intervient le talent des prestidigitateurs de la com’: partout, les injonctions à participer à la construction de la ville écologique et humaine. Partout, la galipette des « tiers-lieux » temporaires qui permet un gardiennage gratuit le temps que les affaires reprennent. Pour emballer la toupie de béton, les efforts redoublent : dernièrement, la « Ville Sauvage », qui prétend se faire « demain », « avec et pour les habitants », a été célébrée avec indécence au milieu de quartiers dont les habitants n’ont pas été invités. Les vitres teintées y ont caché le gratin de l’urbanisme mondial dans une farandole de millions et de concepts new age (« Architects, we are the warriors of beauty ») conçus autour du grand ordonnateur de la Friche. Ce lieu et son histoire annoncent d’ailleurs le destin qui attend les quatre-vingts travailleurs de Pillard : devenir locataires d’un espace normalisé dans une réussite de béton et d’image. Pour le reste, si l’on pense au soutien financier qu’a reçu cet endroit au cours des décennies passées, c’est forcément la déception qui s’installe.

Il leur a bien fallu constater : la vitalité et la pertinence de ces grosses machines gérées par des administrateurs sont toujours handicapés par l’absence de nécessité qui anime les acteurs.

Malgré leur show et les millions, ceux qui vont tenter de reprendre le projet de Bon Secours ne sauront rien des métiers que proposent les membres de Pillard. Ces métiers feront-ils partie de leur projet ?

Les occupants se sont demandé : qui aller voir ? Face à ces mammouths du bâtiment rhabillés par des faux poètes, n’y a-t-il vraiment aucun représentant de l’économie sociale et solidaire pour soutenir leur réussite économique : préserver l’existant, construire autour des acteurs existants, sauver leur emploi ? Les regards se sont forcément portés vers l’équipe de la mairie dont les intentions de campagne semblaient proches, mais une position audible semble tarder à venir.

Le 18 novembre, les quatre-vingts travailleurs de Pillards ont appris qu’ils avaient deux mois pour constituer une équipe et proposer leur candidature. Dernière surprise délirante qui a sonné pour certains comme une élimination volontaire : « Votre projet devra aussi intégrer le terrain d’un hectare qui borde l’Usine. » Projetés soudainement maîtres d’œuvre et urbanistes, les Pillards vont connaître la liste des équipages qui vont partir à l’assaut de leur navire. Ils naviguent à vue, mais espèrent encore trouver des partenaires qui leur ressemblent pour tenter de continuer leur voyage ensemble.

 

Emmanuel Germond

 

Les 8 Pillards : 15 rue des frères Cabeddu, 14e.

Rens. : www.les8pillards.com