Alban-Corbier-Labasse

Un nouveau directeur à la friche

L’entretien
Alban Corbier-Labasse

 

Arrivé à la tête de la Friche en septembre dernier, Alban Corbier-Labasse fait le point avec nous sur l’immense tiers-lieu aménagé dans une ancienne manufacture de tabac, devenu en presque trente ans le poumon culturel et artistique de la Belle de Mai.

 

 

À 52 ans, Alban Corbier-Labasse a déjà beaucoup bourlingué. Successivement directeur du Séchoir à La Réunion (2006-2009), de l’Institut français de Dakar au Sénégal (2009-2013), de l’Institut français de Casablanca au Maroc (2013-2017) et coordinateur général de la mission de coopération culturelle Afrique et Caraïbes à l’Institut français à Paris (2018-2021), notre homme n’arrive pas à la Friche en terrain inconnu.

Installé sur la terrasse des Grandes Tables, baignée de soleil et dont la quiétude en ce mercredi matin n’est troublée que par les trains qui passent, il semble même ici chez lui.

Entre deux conversations au débotté avec un serveur, il prend la mesure de la tâche « passionnante et vertigineuse » qui l’attend à la direction de cet immense espace de 45 000 m2, réunissant salles de spectacles et de concert, espaces d’exposition, jardins partagés, librairie, crèche, restaurant, toit-terrasse et centre de formation.

 

Connaissiez-vous la Friche avant d’être nommé directeur du lieu ?

Bien sûr. Je viens régulièrement à Marseille depuis une vingtaine d’années, et c’est un lieu que j’ai souvent traversé ; en tout cas que j’ai toujours regardé de près.

J’ai commencé ma carrière en 1992 (année de création de la Friche, ndlr) ; c’est un lieu qui a toujours inspiré les professionnels de l’action culturelle. Y arriver aujourd’hui, presque trente ans après, c’est un bonheur et un véritable accomplissement professionnel pour moi.

J’avais collaboré avec le directeur précédent (Alain Arnaudet, ndlr) sur un ou deux projets, ainsi qu’avec plusieurs résidents de la Friche. Je n’arrivais donc pas en terrain inconnu, même si je découvre encore aujourd’hui beaucoup de choses.

 

Et Marseille ?

Je suis tombé amoureux de la ville la première fois que j’y suis venu. Je rentrais de Rio, où j’avais tenu mon premier poste au service culturel de l’Ambassade de France au Brésil, et j’ai trouvé de nombreuses correspondances entre ces deux villes : le Corcovado et Notre-Dame de la Garde, la montagne qui se jette dans la mer, les autobus avec tous les jeunes portant des maillots de foot qui vont au stade… Après, j’ai apprécié la ville pour ses autres qualités, mais ce sont ces qualités « topographiques » qui m’ont interpellé au départ. Et depuis cette époque, j’aime cette ville.

 

Depuis deux mois que vous êtes en poste, avez-vous eu le temps de faire le tour de toutes les structures qui la composent ? Le fonctionnement de ce lieu est particulier, pouvez-vous nous expliquer comment ça se passe ?

On héberge soixante-dix structures aujourd’hui, donc ça fait beaucoup de rendez-vous ! J’ai rencontré la majorité des acteurs, les plus importants notamment. Mais je suis aussi allé visiter des ateliers d’artistes qui sont installés ici depuis plusieurs années. Ça permet de voir la diversité des résidents de la Friche : il y a des artistes seuls dans leurs ateliers et des équipes d’une vingtaine de personnes, comme le GMEM. C’est cette diversité — et les trains qui passent derrière (rires) — qui fait toute la singularité et tout l’intérêt de ce lieu.

Pour la SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif), il s’agit donc d’organiser la vie quotidienne sur le site entre tous les résidents, de les accompagner pour qu’ils se développent en mettant à disposition les espaces disponibles, les salles de spectacles, les espaces d’exposition…

On gère de façon globale ce « village » en termes d’exploitation, en termes très pratiques, logistiques. C’est comme si on administrait un petit quartier culturel, avec toutes sortes de problématiques, jusqu’aux plus banales : il faut nourrir les familles de chats qui se sont installées ici par exemple.

J’aime bien l’idée d’organiser le dialogue et la discussion, mais ici on traite aussi de beaucoup de sujets qui n’ont rien à voir avec la culture. Et c’est ça qui est intéressant. En ce moment, on est très occupés par les questions énergétiques, climatiques… Il y a aussi des questions de sécurité du lieu qui se posent, même si tout se passe plutôt bien de ce côté-là. Certains acteurs sont dans d’autres domaines, comme l’économie Sociale et Solidaire par exemple, Emmaüs Connect vient de fêter son premier anniversaire à la Friche.

Il y a donc beaucoup de sujets qui dépassent la question artistique et, en même temps, ça reste quand même l’ADN de la Friche. Je pense que c’est important de le souligner pour ne pas se perdre dans une sorte de « Tout est dans tout » ou « Tout est possible partout ». On est quand même un lieu de culture et d’action culturelle, mais enchâssé dans le social.

 

Est-ce dans vos attributions que de favoriser les collaborations, de créer une cohésion entre toutes les structures qui composent la Friche ? Et avec l’extérieur ?

Notre rôle à la SCIC, c’est d’être des « facilitateurs », de rendre les choses plus fluides entre les résidents. À l’intérieur de la Friche, on a commencé une série de réunions thématiques : une sur les arts visuels, une sur le spectacle vivant, il y en a une de prévue avec tous les acteurs la musique d’ici la fin de l’année.

On essaie de voir comment cette force potentielle, collective, de la Friche, peut être commune. Quand on met bout à bout toutes les programmations de spectacle vivant à la Friche, je pense qu’on est l’un des plus gros diffuseurs de la région. Et ça, tout le monde ne le sait pas forcément. Tout le monde connaît les Rencontres à l’Échelle, le festival Actoral, le Festival de Marseille, la programmation de Massalia… Mais personne ne sait qu’il y a quatre cents levers de rideau à la Friche tous les ans. C’est sur ces sujets-là qu’on va travailler, pour donner plus de visibilité à ce qui se passe ici, et voir comment on peut donner un peu de lien à tout ça.

Pour ce qui est des acteurs extérieurs, je les rencontre petit à petit… Évidemment, on a envie de travailler avec tous les opérateurs culturels de la ville, et notamment ceux avec qui on ne travaillait pas jusqu’à présent. Je pense à des sujets comme le jazz, les musiques classique et baroque, ou les musiques du monde, qui ont un peu « disparu » de la Friche. Ça me pose question, je pense qu’on aurait besoin de plus de diversité musicale à la Friche.

 

Avec quel budget fonctionnez-vous ?

On est aux alentours de 7,5 millions, dont la moitié provient de la Ville. Après, on a des aides de la Région, de l’État (ministère de la Culture via la DRAC, ministère de la Cohésion des territoires…), puis du Département. On a aussi des ressources propres, avec la participation aux charges des résidents, et on essaie de privatiser de plus en plus la Cartonnerie, ce qui va, on l’espère, nous amener des ressources complémentaires.

On va essayer de faire monter en puissance cet autofinancement dans les années à venir, pour compenser la stagnation des subventions publiques, qui n’ont pas bougé depuis 2013.

C’est déjà pas mal qu’elles n’aient pas baissé, on va dire… Mais qu’elles stagnent depuis neuf ans, ça équivaut à une baisse. En deux ans, notre facture d’électricité a augmenté de 20 % ! Et ça ne va pas en s’améliorant…

 

Pouvez-vous nous en dire plus sur la Friche verte ?

C’est un mouvement citoyen que j’ai découvert en arrivant ici, et dont je me réjouis ! Des résidents et des salariés de la coopérative ont constitué un groupe de travail pour réfléchir à comment transformer la Friche d’aujourd’hui en Friche verte. Il y a déjà un joli travail qui a été enclenché, il n’y a qu’à voir le jardin devant les Grandes Tables… On fait aussi régulièrement des ramassages de mégots ; il y a des après-midi où tout le monde prend un sac poubelle et fait le tour de la Friche pour la nettoyer en profondeur. Il y a aussi des actions de sensibilisation qui permettent d’en faire un endroit relativement propre.

Mais il y a encore beaucoup à faire, surtout pour faire face au changement climatique.

La transition énergétique est l’un des sujets les plus importants que la Friche va devoir traiter, pour ne pas dire « affronter », dans les années à venir. On a fait faire une étude récemment et il y a une anecdote très parlante : un soir de juillet dans la cour Jobin, l’ingénieur chargé de l’étude a relevé une température du bitume à 28° et de l’air à 25°. Il a traversé les tunnels sous les chemins de fer et côté parc Longchamp, la température était à 22°.

Un lieu comme la Friche emmagasine la chaleur en été et la conserve le soir, et je crains que si on ne fait rien, dans dix ou quinze ans, on ne pourra plus y travailler pendant des mois entiers ! À moins de mettre des climatiseurs partout, ce qui n’est évidemment pas l’idée aujourd’hui.

 

L’année prochaine, la Friche aura trente ans. Avez-vous déjà prévu quelque chose pour célébrer cet anniversaire ?

Je pense qu’on fera une fête populaire, impliquant le quartier, mais l’idée, plutôt que d’avoir un regard rétrospectif sur l’histoire, le patrimoine — matériel et immatériel — de la Friche, qui est aussi très important pour moi, c’est de se demander comment on voit le lieu dans les dix ans à venir. On va faire beaucoup de rendez-vous professionnels tout au long de l’année sur ces questions prospectives. Et j’espère qu’un certain nombre de résidents, notamment les « historiques », s’empareront de la question patrimoniale, parce qu’il y a des choses extraordinaires ! J’ai vu des images d’archives incroyables ! Mais ça, ça ne m’appartient pas, ça appartient à tout le monde. Il faut voir comment chacun veut s’emparer de cet anniversaire.

 

Quelle impulsion voulez-vous donner à la Friche justement ? Comment la voyez-vous dans dix ans ?

Je la vois verte, donc, mais aussi tournée vers une plus grande hospitalité. J’aimerais que ce soit encore plus un lieu de circulation des artistes de la région, mais aussi du monde entier, qu’on soit plus agiles dans notre façon de recevoir les gens de l’extérieur. C’est un gros bateau, et dès qu’on veut faire quelque chose, la mise en œuvre est toujours un peu complexe. Je veux donc augmenter notre capacité d’hospitalité avec tous ceux qui ont envie de travailler avec nous. Je pense qu’au niveau international, la Friche a un vrai rôle à jouer, pas forcément en tant qu’exemple, mais en tant que lieu tellement atypique qu’il est inspirant pour beaucoup de porteurs de projets dans le monde, notamment les pays du Sud (Méditerranée, Moyen-Orient, Afrique…).

 

Quand on parle d’hospitalité, on pense aussi au quartier dans lequel est implanté la Friche. On a longtemps reproché au lieu d’être une espèce de « bulle bobo » dans cette Belle de Mai si pauvre… Il suffit d’ouvrir les yeux pour voir que ça a avancé de ce côté-là, mais que comptez-vous faire pour inscrire plus encore la Friche dans son quartier, aux côtés de ses habitants ?

L’arrivée du skatepark et du playground a été vraiment le détonateur d’une ouverture de la Friche sur le quartier. En ce moment de vacances scolaires, en fin d’après-midi dans la cour Jobin, il n’y a pas une place : tout le monde joue au ping-pong, au basket, les mamans font le goûter. C’est vraiment réjouissant !

Sans parler du Gyptis (1) (le cinéma affilé à la Friche, qui se situe rue Loubon, à quelques centaines de mètres de la fabrique d’art et de culture, ndlr), qui est un outil fondamental de dialogue avec le quartier.

Après, il ne faut pas se voiler la face : il y a une mixité d’usages de la Friche, mais pas une mixité complète. Les gens du quartier fréquentent assez peu le théâtre et les salles d’exposition, et c’est là-dessus qu’on doit travailler. On a récemment fait un apéro avec les voisins au Champ de Mai (un nouvel espace vers le parking qu’on aimerait voir se développer aussi), qui nous ont fait part de leurs envies dans leur relation avec la Friche, notamment les nuisances sonores qu’on a pu provoquer. Il faut qu’on travaille en harmonie avec le quartier, que les habitants s’y sentent chez eux. C’est vrai pour les nouvelles générations je pense, qui s’approprient le lieu ; même si pour les générations plus anciennes, ce n’est pas toujours évident.

 

Propos recueillis par Cynthia Cucchi

 

Rens. www.lafriche.org

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notes
  1. Ouvert en 2014, le Gyptis, après une fermeture d’une année liée à la situation sanitaire, a rouvert ses portes le 15 octobre.

    Ce cinéma essentiel autant dans la vie du quartier qu’au sein du paysage cinématographique phocéen continuera à s’articuler sur deux axes : une programmation classée Art et Essai et recherche, ainsi qu’une salle de proximité aux tarifs particulièrement attractifs. L’un des atouts du lieu réside par ailleurs dans le nombre d’événements qui y sont proposés (prochainement, de nombreux cinéastes présenteront leur film, d’Emmanuel Parraud pour Maudit ! à Simone Bitton pour Ziyara), sans oublier les sorties nationales que la programmation permettra désormais.

    Mais l’attention sera pour cette reprise particulièrement portée sur les projets d’éducation à l’image : tous les week-end, un atelier gratuit est proposé aux enfants de la Belle de Mai afin de se familiariser avec les techniques du cinéma, un nouvel espace a été consacré à l’installation d’un banc de montage pour la réalisation de films d’ateliers, et le Gyptis va développer les résidences de cinéastes, qui s’impliqueront également dans les dynamiques de programmation et d’éducation à l’image.

    Enfin, la salle travaille évidemment en écho avec la Friche, dans le cadre de soirées spécifiques ou de partenariats avec divers festivals hébergés par la fabrique d’art et de culture.

    EV

     

    Cinéma le Gyptis : 136 rue Loubon, 3e.

    Rens. : https://cinemalegyptis.org/

    Les prochaines séances spéciales au Gyptis ici

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