Alèssi Dell’Umbria © Hélène Legrand

Tarantella ! Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples d’Alèssi Dell’Umbria

L’interview
Alèssi Dell’Umbria

 

L’historien marseillais vient de sortir un livre passionnant sur tout un pan populaire et musical de l’actuelle Italie du Sud. La tarantelle ? Un ensemble de danses et rituels sonores autour d’une morsure d’araignée, et une brèche toujours ouverte sur une civilisation paysanne menacée par le pouvoir et l’oubli.

 

Pourrait-on dire qu’à travers ce livre, tu t’attaques au rationalisme occidental, et sa notion de « progrès » ?
On peut le dire. Le premier tiers du livre est consacré au rituel de la taranta, qui a suscité dans toute l’Europe des questionnements dont l’apogée se situe aux XVIIe et XVIIIe siècles. C’est toute la pensée rationaliste en train de se constituer alors qui se trouve prise en défaut par l’existence d’un rituel magico-religieux aux effets thérapeutiques.
Cette région fut jadis la Grande Grèce, terre d’élection des rituels dionysiaques mais aussi d’un vaste débat sur les effets de la musique. Mais deux mille ans plus tard, pour les intellectuels européens, la dissolution du moi dans cette danse effrénée qui dure des jours et des nuits est quelque chose d’inconcevable. Et ils n’arrivent pas à le concevoir… D’où le recours à des catégories médico-psychiatriques… Cette littérature connaît un renouveau avec De Martino en 1959 : la persistance du rituel, même sous des formes appauvries, n’apparaît alors que comme un symptôme du sous-développement du Sud de l’Italie.
Je me suis efforcé de renverser cette perspective eurocentrique qui présente les tarantolate comme de pures victimes. Je vois plutôt dans la danse des tarantolate une régénération — c’est pourquoi après ça je passe à d’autres rituels du monde paysan, du Carnaval jusqu’aux rites de fertilité. Dans tous ces cas, on a affaire à un rituel cyclique, qui se met en place à des périodes précises de l’année solaire, et selon des codes bien déterminés. Et si l’on met l’ensemble de ces rituels bout à bout, on obtient quelque chose de cohérent, on voit se dessiner les contours d’un monde.

 

En quoi les pratiques musicales liées à la tarantella diffèrent-t-elles des courants musicaux liés à la mondialisation culturelle ?
Le terme générique de tarantella recouvre en fait une grande diversité, d’une région à l’autre. Les intéressés ont tendance à utiliser des termes locaux plus précis, pizzica tarantata, pizzica scherma, viddanedha, spallata, pastorala, etc. sans oublier la tammurriata napolitaine qui est encore autre chose. La tarantella a déjà été plusieurs fois « récupérée » par la culture dominante. Au XVIIIe siècle, elle fait son entrée dans la musique harmonique tonale et subit ainsi un lifting ; puis apparaît dans la région de Naples une tarantella pour touristes, qui est hélas la plus connue mondialement. Mais pendant tout ce temps, l’original poursuivait sa vie propre parmi les paysans du Sud. Ces deux mondes s’ignoraient. Aujourd’hui, il n’y a plus de place que pour un seul monde, celui des dominants. Les mondes paysans sont attaqués de tous côtés, et le langage dramatique qu’ils s’étaient forgé au cours des siècles d’oppression et aussi de rébellion est réduit au silence, inexorablement. Et si ce monde fait place à des formes d’expression issues des mondes paysans, c’est seulement en tant que produit culturel à valoriser sur le marché de la world music. Pourtant, certains continuent de défendre leurs musiques et leurs rituels, j’en ai rencontrés dans tout le Sud de l’Italie…

 

Comment, d’après toi, retrouver en France et en Occident, une pareille utilité, directe, profonde, et liée à une forme de transmission communautaire, de la musique ?
« Une forme de transmission communautaire » : pour moi, le mot « tradition » ne veut rien dire d’autre que cela, l’acte de transmettre oralement d’une génération à l’autre, qui implique aussi une part de trahison. En Europe, cela existe encore aux marges, dans des régions que leur isolement a préservées, mais ça court le risque d’être neutralisé par le spectacle. Même en Afrique du Nord, les rituels de possession, du stambali tunisien au gnawa marocain, tendent à se déliter sous les coups du modèle occidental au regard duquel tout cela apparaît incongru, ou bien tombent inversement sous le coup d’un effet de mode, le tourisme culturel étant aussi dévastateur. Je fais pourtant le pari qu’il est possible d’inaugurer une nouvelle tradition à travers des rituels de contestation, le Carnaval indépendant de la Plaine-Noailles par exemple…

 

Existe-t-il des équivalents en France ?
Les peuples périphériques de l’hexagone ont conservé certaines formes musicales, parfois au prix d’un lifting. Je ne connais pas assez la musique des Bretons pour en parler, mais il me semble, vu de loin, qu’on oscille là entre mise en scène folkloriste, comme le Festival interceltique de Lorient, et des pratiques de chant et de danse encore vivaces en certains endroits. En pays occitan, il existait la bourrée, qui connaît un regain inattendu grâce à des musiciens passionnés — qu’on entende Durif et Champeval entrainer des danses rien qu’avec deux violons. Après, la question est de savoir dans quel contexte cela s’insère. On peut écouter une bourrée, une tarantella ou n’importe quelle musique de ce genre sur son mp3, et la magie n’opérera pas, ou bien faiblement. Il faut construire une situation collective pour cela.

 

Ces musiques continuent-elles de vivre décemment après la mort de la civilisation paysanne dont elles étaient partie prenante ?
Oui, leur puissance est là, intacte, qui ne demande qu’à être sollicitée dans les formes. Il s’agit de ne pas se résigner à la perte du langage. Jamais il n’y a eu autant de connexions entre les gens, et jamais ceux-ci n’ont vécu dans une telle absence de communication. Et ces musiques, précisément parce qu’elles instaurent du commun, nous amènent à un autre rapport au monde. Je l’ai vu dans le Sud de l’Italie avec la tarantella, je l’ai vu aussi en Grèce où tant de jeunes vibrent au son du rebetiko qu’ils redécouvrent.

 

A quel moment ces pratiques embrassent-elles une dimension politique ?
A partir du moment où elles revendiquent leur dignité. En Italie du Sud, ça commence dans la foulée de 1968. A présent, la dimension politique existe ne serait-ce qu’en réaction au désastre écologique infligé à tout le Sud de l’Italie. La volonté de se réapproprier un territoire qui a été sinistré par l’alliance des industriels, de la mafia et de la classe politique, d’une part, et celle de se reconstruire un langage dramatique à travers la musique, de l’autre, se rejoignent alors explicitement. Quand les paranze de Giugliano exécutent leur tammurriata dans les manifs contre le biocide commis autour de Naples, la musique prend directement un sens politique.

 

Quels sont les enjeux actuels autour de la révélation au (grand) public de pareils rites ?
Dans ce langage des paysans du Sud de l’Italie, même sous ses formes à présent disloquées, et où l’on passe sans cesse du sacré au profane et réciproquement, on perçoit une association entre théâtralité et religiosité : deux régimes de fiction rituelles qui, pour fonctionner, exigent l’adhésion totale des personnes qui y assistent. La musique étant le lien qui rassemble les deux dimensions, habituellement séparées dans la société. « Théâtralité » renvoie au fait qu’il y a dramatisation, dans le chant comme dans la danse, et avec une dimension d’agôn ; « religiosité » renvoie au fait qu’il y a une dimension du sacré dans ces rituels, qui échappe à la religion instituée. Je crois qu’on touche là quelque chose d’essentiel dans l’expérience universelle de l’humanité, quelque chose dont la société du spectacle nous a dépossédés.

Propos recueillis par Jordan Saïsset

 

Tarantella ! Possession et dépossession dans l’ex-royaume de Naples (L’œil d’or) est disponible en librairie.
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