Sauter la flaque de Laury Garcia Haouji

Sauter la flaque de Laury Garcia Haouji (éd. Baudelaire)

Cuba livrée

 

Sauter la flaque, le premier roman de l’écrivaine marseillaise Laury Garcia Haouji, nous plonge dans le Cuba des années 90, et plus spécifiquement La Havane, dépeignant son vivier d’artistes militants, ainsi que la vie de ses habitants atypiques pris dans leur expérience du quotidien. Une écriture qui nous transporte de par ses nombreuses images dans un contexte de crise sans précédent, nommé avec euphémisme « La Période Spéciale » par les instances du pays. Une écriture sans compromis.

 

 

Accueilli par une citation de Baudelaire (qui donne son nom à la maison d’éditions), on se laisse emporter par cette écriture lancinante qui évoque la moiteur persistante de la capitale cubaine. Quelques métaphores piquantes en perforent parfois les lignes, et l’on comprend aisément pourquoi Sauter la flaque a reçu le prix d’honneur du Concours Renaissance 2021 de l’Académie Poétique et Littéraire de Provence. De nombreuses phrases au rythme et à la scansion dignes d’un slam ravivent l’évolution de l’intrigue. Le récit y est construit comme un témoignage, voire un roman épistolaire, mais dont on aurait perdu la moitié des réponses. La narratrice s’adresse au public comme à un étranger que l’on rencontre dans un train, allié grâce à son écoute active. Le titre, déjà, évoque cet exode massif de la population cubaine suite à la chute du bloc de l’Est, et la prise de pouvoir des castristes qui s’en est suivie.

L’histoire est simple : Ana, une jeune peintre amoureuse des paysages cubains, recherche l’inspiration qu’elle a perdue, accompagnée de son conjoint et mentor artistique, Gabriel, futur artiste d’envergure internationale.

Face à la pénurie générale, elle part en quête de matériel de peinture, recherche qui va se solder par quelques pelures d’oignon, de haricots rouges ou de thé vert données par un vieux garagiste. Ana se révèle naturelle et sans hypocrisie ; son engagement se situe dans l’accomplissement des tâches de la vie quotidienne pour soutenir moralement le génie avéré de son compagnon. D’ailleurs, si l’on perce les tréfonds de l’âme d’Ana, aucune description physique n’en est faite, on n’entend son prénom que situé par rapport à d’autres. Elle est à peine dessinée et pourrait apparaitre comme le symbole du doute, des réflexions humaines, de ses contradictions. Les tribulations du personnage font écho aux nôtres. À travers son regard, Ana décrit les dérives de l’idéal révolutionnaire castriste. Elle nous fait entrevoir l’étendue de la misère qu’un pays développé peut connaître dans son opiniâtreté à rester sur ses positions. On peut l’imaginer comme l’allégorie de l’écrivain qui paraît plus enclin à observer cet instant qu’à fabriquer l’histoire. C’est comme si l’autrice nous invitait à partager cette humilité, à prendre en considération ces hommes et ses femmes de l’ombre qui ont déjà remarqué qu’il se passait quelque chose, et qui assistent ces « héros » que l’on va retenir dans les livres d’histoire et qui vont donner leurs noms aux rues et aux places.

L’intimité qu’elle nous accorde fait peu à peu place à un long monologue. On s’englue dans cette torpeur qui la gagne et semble se mêler à la situation de son pays. En effet, dans ce contexte de files d’attente interminables, d’incertitude géopolitique, les instants se succèdent comme liquéfiés. Parfois quelques éclats de rires, des reproches, ou encore des accès de débauche nocturne ponctuent ces jours interminables. Cette consistance du temps inédite est décrite comme la conséquence de l’ouverture au tourisme et la fin de l’embargo. On y croise des vieilles Chevrolet, des nuages en forme de méduse, des personnages qui sombrent dans l’alcoolisme et la folie, lassés par un régime à bout de souffle. À défaut de peinture, Ana s’adonnera à un sport étrange à base de pépins de raisins. Ses relations amicales et sentimentales s’effilocheront progressivement, comme l’espoir d’un avenir plus soutenable.

 

Paradoxalement, on assiste à la résistance du Collectif du Crocodile et de Gabriel, à la réappropriation de l’espace public par les artistes via la marche, l’effronterie de l’art sous toutes ses formes. Et cette présentation n’est pas dénuée d’ironie, comme la solution était à chercher ailleurs. Car, comme Laury Haouji Garcia le dit si bien : « L’art ne supporte pas d’attendre. Il doit s’exercer, sans cesse, ou bien il ne montrera plus que sa face redoutable. Le doute, c’est la perte de contrôle du temps. » Prenez tout de même le temps de lire cet ouvrage, réflexion garantie.

 

Laura Legeay

 

Laury Garcia Haouji – Sauter la flaque (éd. Baudelaire)