saucisse

RIP Saucisse

Chienne de vie

 

Le plus célèbre chien marseillais n’est plus. Le philosophe et écrivain Ollivier Pourriol, qui l’a bien connu, lui rend un dernier et vibrant hommage.

 

 

Dire de Saucisse que c’était un chien serait très réducteur. Presque autant que dire que Serge Scotto est un homme, ou son maître. C’est à la fois beaucoup plus compliqué et simple que ça. Hemingway, qui a eu beaucoup de chiens et de chats, disait pourtant qu’il n’aimait pas les chiens ni les chats. Il voulait dire par là qu’il n’aimait pas les animaux en général, en tant qu’animaux, mais qu’il avait aimé tel chien ou tel chat pour ses qualités particulières, il avait aimé à chaque fois un individu.
Voilà. Saucisse, c’était quelqu’un. Ou disons, pour être plus précis, que Saucisse avec Serge Scotto, c’était quelqu’un. Et réciproquement, il me semble que Serge, qui n’était pourtant déjà pas n’importe qui, n’est devenu vraiment quelqu’un qu’avec Saucisse. C’est à partir du moment où Serge a prêté sa plume à Saucisse que Saucisse lui a donné la patte, et main dans la main, ou main à la patte, comme on voudra, Serge et Saucisse ont formé pendant de longues années un couple indissociable, un hybride d’homme et de chien capable indifféremment de se promener en arrosant les arbres ou de dédicacer des livres dans un salon. C’est au fond la même activité : à chaque fois on signale sa présence en apposant sa marque, on signe du liquide approprié l’œuvre de la nature ou celle de la création.
Je me souviens avec fierté d’avoir convaincu les organisateurs du Salon du Livre de Paris, où les animaux n’étaient pas tolérés, d’accorder un badge « auteur » à Saucisse, venu dédicacer avec Serge leurs œuvres communes. Car il n’est précisé nulle part que l’auteur d’un livre ne saurait être un chien. C’est le même vide juridique qui avait permis à Saucisse de se présenter pour de bon à la Mairie de Marseille. Candidat idéal, insensible à la corruption — ou alors à celle d’une caresse ou d’une friandise —, que ses électeurs, nombreux, avaient deviné forcément à la hauteur de leurs préoccupations, Saucisse était arrivé loin d’être dernier du premier tour dans le premier secteur, et, laissant même sur le carreau à l’échelle de la ville deux candidats pauvrement humains, trop humains, avait eu l’élégance de ne pas monnayer ses voix pour le second tour.
Saucisse avait toujours le triomphe modeste, et savait feindre qu’il n’était pas le centre de l’attention. Il pratiquait l’humilité des philosophes cyniques mais de manière réellement détachée, car là où Diogène voulait prouver à tous qu’il était spectaculairement capable de vivre comme un chien, Saucisse n’a jamais cherché ni à faire l’homme, ni à rien prouver à personne. Il laissait l’homme à l’autre bout de sa laisse jouer au maître, jamais dupes ni l’un ni l’autre de qui tenait vraiment qui.
Ce qui est sûr, Saucisse, c’est que nous tenions à toi. Et alors qu’aujourd’hui, à l’instar de tous ces humains irresponsables, tu as abandonné ton maître au bord de la route, comme il s’agissait d’un cas de force majeure, nous te promettons de l’adopter et de prendre soin de lui comme tu l’aurais fait toi-même. Pars en paix, Saucisse. Tu peux compter sur Serge pour faire résonner encore longtemps la voix de son maître. Et tu peux compter sur nous pour hurler avec lui à la lune, et de rire, ce qui est un attelage rare chez les hommes comme chez les chiens.

Ollivier Pourriol