Retour sur Claire, Anton et eux présenté à la Friche La Belle de Mai

Humains, trop humains

 

François Cervantes fait de chacune de ses créations une épopée. Durant les six représentations à la Friche de Claire, Anton et eux, spectacle de fin d’études de la dernière promotion du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique, il a démontré une fois de plus comment il met l’humain au centre de son théâtre. Retour éclairé par l’auteur.

 

L’exercice qui consiste, en tant qu’auteur ou metteur en scène, à accompagner une promotion et aboutir à un spectacle a fait les beaux jours de nombreuses prestigieuses écoles de théâtre. Le Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique aurait pu se glisser dans cette lignée, mais sa directrice Claire Lasne-Darcueil la pimente de sa volonté de décloisonner le théâtre. En invitant François Cervantes (Face à Médée, Le 6e Jour, Prison Possession…) au poste d’auteur associé, elle entérine le travail qu’elle souhaite engager en accueillant « une nouvelle génération de comédiens » moins centrée sur elle-même, privilégiant les rapports humains, l’intime et l’écoute. De fait, sa première promotion, sortie en 2017, est composée d’un patchwork cosmopolite avec des élèves originaires d’Espagne, d’Italie, du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, de Syrie, d’Arménie, de Hongrie, du Liban, de République Dominicaine ou de quartiers populaires de France… Elle atteste ainsi d’un changement d’image du comédien qui se profile depuis quelques temps. Artiste multi cartes, François Cervantes est un partenaire de choix pour parrainer cette diversité, lui qui n’a de cesse, avec sa compagnie L’Entreprise, de creuser la question du théâtre comme un outil du vivre ensemble.

Au-delà d’un accompagnement artistique ou d’un simple rapport professeur-élève, Cervantes a su instaurer avec eux un climat « d’auto-confiance » qui est le moteur même du spectacle Claire, Anton et eux. Toute l’humanité qui habite le travail de Cervantes se retrouve dans le propos de ce chant choral mené sur scène par les quatorze élèves de la promotion. Ils y dévoilent leurs vies, naviguant entre les fantômes de leur passé et cet avenir de comédien qu’ils préparent.

François Cervantes prend le parti de l’épure, sur le plateau comme dans le jeu. Une mise en avant du théâtre, sans artifices ni décor, avec de simples changements de costumes à vue façon Mnouchkine.

Gabriel Acremant, Théo Chédeville, Salif Cissé, Milena Csergo, Salomé Dienis-Meulien, Roman Jean-Elie, Jean Joudé, Pia Lagrange, Sipan Mouradian, Solal Perret-Forte, Maroussia Pourpoint, Isis Ravel, Léa Tissier et Sélim Zahrani se livrent intimement, sans masques, à ce jeu de la vérité : un nom, un âge, une filiation définie par une anecdote… Et chacun de tirer le fil qui les relie à leurs ancêtres, au fondement de leurs individualités, à des personnages qu’ils interprètent sans que l’on connaisse la part de fiction ou de réalité. Le spectacle se conjugue au présent, dans lequel le passé s’invite.

En camarades de traversée d’époques, de parcours de vie, ils s’escortent, se soutiennent dans une mise en partage alternant étonnements, questionnements, surprises. Un boomerang de conversations, un puzzle de sensations brillamment mis en scène par Cervantes. Une très forte « attention physique » les lie, mais au-delà d’une bienveillance affichée, elle nous parle peu. Tout comme cette classification par thème somme toute trop classique pour s’inscrire dans ce processus. Car la force de ce spectacle est ailleurs, dans le fait d’emmener au plateau, au cœur de cette grande institution qu’est le Conservatoire, des personnes qui sont autant éloignées de cette culture que leurs descendants sont les futurs piliers d’une nouvelle génération d’artistes. Car les comédiens se révèlent bons, très bons.

Et plus que tout, c’est la vision même que Cervantes a du métier de comédien qui séduit : « J’estime que les acteurs-interprètes c’est fini, que désormais le besoin de répondre de sa présence au plateau est plus important. Je ne pense pas que l’on aille au théâtre pour écouter des histoires, mais plutôt pour rencontrer des gens. Il faut que l’acteur porte cette chose-là. »

Dans Claire, Anton et eux comme dans tout son parcours, il n’y a qu’un sujet : l’humain. Plutôt que de mettre en valeur le style de ces quatorze acteurs en devenir, il illumine leur intimité, ce qui les constitue et sera, malgré leur jeune âge, leur répertoire. Il met à jour avec eux le foyer d’émotions dans lequel chacun pourra puiser pour alimenter ses rôles, écrits, projets, même si Anton Tchekov et d’autres auteurs les nourrissent également… Ce qui fait dire à Cervantes : « Ils ont mêlé leur famille de sang avec leurs famille poétique. »

Le moment le plus fort du spectacle d’ailleurs est celui où les aïeux de Gabriel, Théo, Sélim, Sipan et Maroussia se rencontrent, entrent en conversation par-delà les temps et les univers qui les séparent, et découvrent qu’ils sont ensemble sur une scène de théâtre. Ils sont de magnifiques personnages du réel, construits dans la veine du souvenir et composés avec grand talent par leurs descendants. Mention spéciale à Gabriel Acremant, irrésistible d’espièglerie et d’humour dans le rôle de son arrière-grand-mère Geneviève, 95 ans, célèbre auteure notamment de Ces dames aux chapeaux verts. Elle apparaît en 1984, s’emmerdant à la messe donnée en son honneur, malencontreusement nue sous son manteau, avant de croiser sur le plateau Fernand, 87 ans, qui vieillit chez sa fille Catherine et berce nonchalamment son petit-fils Théo avec son pied, et Mohamed, le voyou marocain… Comme s’en amuse Geneviève en s’adressant au reste des comédiens : « Nous faisons connaissance grâce à votre avenir ».

L’un des quatorze, Sipan Mouradian, arménien fils de Syriens installés en France depuis trente-cinq ans, poursuit cette idée d’un « théâtre pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas, et pour amener le théâtre chez eux. » Cet été, avec six de ces camarades de Claire, Anton et eux, il a sillonné l’Arménie en van avec un spectacle participatif et gratuit, Sareri Apin, qui mélangeait les deux langues. Un projet solidaire qu’il poursuit avec sa compagnie D’en Ce Moment. Il aimerait créer un festival dans sa ville, Alfortville, pour faire découvrir le théâtre à ses frères, ses voisins. Un autre des comédiens, Solal Forte, a imaginé un festival, qui va devenir un projet européen important et prône que toutes les créations présentées soient connectés aux habitants de la petite île grecque où se déroule la manifestation. Ces deux-là ne sont pas des exceptions, car après avoir expérimenté l’idée, chère à Cervantes, que lorsque l’on va au plateau on emmène une personne civile, ils ont désormais à cœur de faire entrer le théâtre dans la cité.

François Cervantes dit que Claire, Anton et eux est « un spectacle et une déclaration »… Une déclaration d’amour au théâtre, incontestablement.

 

Marie Anezin

 

Claire, Anton et eux était présenté du 16 au 21/10 à la Friche La Belle de Mai.
Pour en savoir plus sur François Cervantes : www.compagnie-entreprise.fr