Qui vive ! de la compagnie Rassegna

Conter les temps

 

En 2017, la compagnie Rassegna se lançait dans un projet né du désir d’émancipation des musiques populaires qui caractérisent historiquement son travail et ses racines, ou du moins issu d’une envie d’ouverture, de croisements avec les musiques savantes du XVIIe siècle. Initié par son directeur artistique Bruno Allary, le troisième volet de ce projet — intitulé Qui Vive ! et tout juste sorti — porte plus que jamais ces aspirations nouvelles, puisque le mélange des musiques traditionnelles et baroques s’articule autour d’interventions de scratch sur platine vinyle et de musique électronique. Une création ambitieuse, aussi renseignée que novatrice.

 

 

Le projet Qui Vive ! s’inscrit dans le prolongement d’un vrai changement qui s’est opéré sur le plan artistique pour la Compagnie Rassegna. « Je sais qu’il y vingt ans, chez Ventilo, il y avait déjà des articles sur nos toutes premières créations ! À l’époque, la compagnie travaillait essentiellement sur les musiques populaires de Méditerranée. (…) On est des enfants de Babel Med, de la Fiesta des Suds ou des Suds, à Arles ! », précise Bruno Allary. La compagnie n’a pas cessé de croiser ces musiques, bien sûr : « Elles sont jouées au cours des fêtes, après les journées de travail depuis toujours en Espagne, en Corse, en Grèce, au Maghreb… C’est toujours une part importante des idées de création de la compagnie ! »

Cependant, depuis environ six ans, le directeur artistique a souhaité faire bouger ces lignes directrices de création : « Ça ne parle pas à tout le monde mais il y aurait un clivage, lorsque l’on est musicien, entre les musiques populaires et savantes. Il y aurait alors les musiques classique, baroque et contemporaine d’un côté, et les musiques traditionnelles ou urbaines de l’autre. » Partant de l’idée que ces deux champs musicaux sont en fait populaires et savants à la fois, il s’est permis d’aller regarder du côté des musiques anciennes.

Le premier projet découlant de cette évolution — Il Sole Non Si Muove — a obtenu un prix de l’Académie Charles Cros, en 2017. S’en est suivie la création du projet Contretemps, en 2019, aventure hybride mise en musique par Bruno Allary et Isabelle Courroy et en poésie par l’écrivain et l’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France.

Le troisième volet de cette ouverture aux musiques anciennes, Qui Vive !, se penche sur le répertoire du XVIIe siècle. « J’adore écouter ces musiques, mais elles sont a priori très loin de l’endroit où je suis ! (…) C’est le projet qui, en tout cas aujourd’hui, dans ce moment de questionnement de musicien, correspond le plus à ce que j’aime ! » Ce croisement d’esthétiques est porté par Bruno Allary, à la guitare électrique, accompagné de la chanteuse de fado Carina Salvado, de la Dj scratcheuse L.Atipik et de Nolwenn Le Guern et Clémence Niclas qui, elles deux, viennent des musiques baroques. Ainsi, ce sont alors les publics qui se croisent, et les types d’événements et de salles dans lesquels la compagnie se produit qui se déploient. « Nous sommes dans notre temps, et ça, ça me plait beaucoup ! On attire à la fois des publics plus urbains tout en gardant notre public historique, et c’est pareil au niveau des programmateurs de salles actuelles, qui sont prêts à accueillir la viole de gambe et Monteverdi. » Bruno Allary remarque tout de même qu’« avec des projets comme ça, on prend le risque de passer sous les radars au niveau de la presse spécialisée, qui est très compartimentée ! »

Du point de vue du processus de création, ce projet « part de beaucoup de modestie. S’attaquer à Purcell ou Monteverdi, c’est intimidant, même si je me sens maintenant légitime à m’intéresser à tout ! » Avant même de commencer à faire de la musique, Bruno Allary écoute, se documente, apprend avant de se poser la question de ce qu’il peut amener à ces musiques savantes. « Ce qui a été fait les dernières années en musique baroque est magnifique, il y a un niveau d’interprétation qui m’impressionne ! Alors, comment aborder des compositeurs comme ceux-là dans une période où, en plus, la qualité des productions est très élevée ? J’ai envie d’y apporter un peu de grain, un peu de rugosité, un peu de bruit, de craquements, de bruits un peu plus sales. Je viens d’une musique qui n’est pas pure, qui est bâtarde et qui se doit de l’être. Une guitare flamenca, ça grince, une flûte kaval, ça souffle, une voix flamenca ou d’Italie du sud, c’est tout proche du cri ! » Partant de l’idée que les musiques dites classiques désormais jouées dans une extrême pureté du son devaient à l’origine être plus « animales », le musicien a souhaité y ajouter ce grain constitutif des musiques populaires dont il est issu. Ses recherches lui ont permis de découvrir l’existence dans la musique baroque de l’Ostinato, répétition obstinée d’une formule rythmique, par-dessus laquelle les chanteurs improvisent des variations : « On y retrouve la notion de transe, présente dans les musiques d’Italie du Sud, du Maghreb, on répète, on répète, et on se fait petit à petit enivrer par la musique ! »

Enfin, ces notions de circularité et de craquement l’ont naturellement amené à la platine vinyle. C’est de là qu’est venue l’idée de la mettre au centre du projet. « J’ai découvert que nous avions en France la vice-championne du monde et championne de France de scratch, dans un milieu peu féminin. Je l’ai donc invitée. » L.Atipik a samplé une multitude de sons de viole de gambe, de voix et de flûtes à bec, nombre de sons issus du baroque, créant ainsi le matériel qui serait scratché en live pendant les concerts.

Le résultat : un projet musical très féminin (une fierté pour son fondateur), moderne et théâtral, en trois actes : le Théâtre de l’Amour, celui de la Folie puis celui de la Mort ; le tout entouré d’un épilogue et d’un prologue. Ce dernier est un poème au caractère autobiographique écrit par Bruno Allary et mis en musique, où l’on peut entendre ce qui finalement représente la nature même de ces projets libres de croisements et d’ouvertures de la compagnie :

« Ici, mon désir est ma loi

Mon entendement est mon roi

Je préside à mes aventures

Ici, mon désir est ma loi »

 

Lucie Ponthieux Bertram

 

Qui vive ! est sorti le 16 septembre sur le label Buda Musique.
Rens. : http://compagnierassegna.com

La compagnie Rassegna jouera le 5 octobre à l’Éolienne (1er) avec le conteur Luigi Rignanese, puis jouera ses Chants Populaires de Méditerranée le 23 octobre à Septèmes-les-Vallons pour le festival OverLittérature.