Forabandit © Thomas Dorn

Portrait : Forabandit

Orient express

 

D’un côté, le trio Forabandit s’épanouit dans un deuxième album somptueux. De l’autre, Sam Karpienia continue de révolutionner son monde. En somme : un portrait croisé sans forme prédéfinie, à l’image d’un échange perpétuel.

 

Fin 2012 déjà, nous placions leur premier album éponyme dans notre top dix. Originellement rassemblés autour d’un travail sur le répertoire des troubadours et des asiks (l’équivalent anatolien), Sam Karpienia, Ulas Özdemir et Bijan Chemirani signent aujourd’hui Port, opus hybride traversé d’expérimentations, de traditions et de psyché-rock, cher au premier. Forabandit, ou la rencontre de trois pointures aux univers éloignés géographiquement, mais véritablement proches, philosophiquement. D’origine polonaise, Sam a grandi à Port-de-Bouc avant de se plonger dans l’imaginaire de la culture occitane. A la fois musicien et ethnomusicologue, Ulas transcende la tradition turque depuis son plus jeune âge. Quand Bijan, Marseillais d’origine iranienne, s’est forgé pas à pas une solide réputation de virtuose du zarb (tambour emblématique de la musique classique persane). De fait, si on les retrouve à droite à gauche au sein de diverses formations, c’est sans perdre une once de leur identité musicale. « Il y a cette idée de parler d’un point de vue individuel en prenant le risque de ne pas penser les mêmes choses. On se rentre dedans, ça peut être tendu entre nous. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser, même si l’on se recentre chacun sur ses propos, le travail collectif n’en ressort que plus présent », nous confie Sam. Penser le groupe comme une somme d’individualités, et tout un pan de leur philosophie se dessine alors. « Je me retrouve dans les propos d’Edouard Glissant, dans ce qui n’est pas figé, dans l’échange perpétuel et la construction de soi à travers la culture de l’autre. Nous vivons aujourd’hui dans un mouvement mondial. Les champs à explorer sont immenses. Un mouvement dans lequel il y a à la fois des gens qui regardent le monde depuis l’endroit où ils se trouvent, mais aussi une espèce de grosse machine qui va lisser les angles sans prendre en compte la diversité culturelle. Une tension permanente. »
Polymorphe jusque dans son travail en studio (très présent dans cet album), tirant profit de l’analogique comme du digital, Forabandit est ce laboratoire suspendu qui chante aussi bien l’amour, l’exil et la mer, que l’errance ou la guerre. Isolé pour mieux conter le monde, sombre, mais laissant éclater sans prévenir de courts instants d’extase. Tiraillé par plusieurs sentiments en une seule et même pensée, le surprenant Keywan illustre bien cette volonté, traversant par là même la beauté dans toute sa complexité. « La pure poésie désincarnée du réel, uniquement portée sur la forme, ce n’est pas notre travail. Nous revendiquons plus une poésie populaire. Une poésie qui est partout où l’on veut qu’elle soit. Pas juste un truc de lettrés. Le Port, c’est très concret, on ne brouille pas les pistes dans cet album. La poésie, si c’est pour faire des métaphores belles mais creuses… Tu peux aborder la vie de façon poétique sans être perché dans les nuages. » Et les troubadours ? « Ils ne m’intéressent pas tant que ça… Allez, si, l’amour courtois, le respect de la femme… Le fait d’aimer à un point où tu perds contrôle, dans un état un peu mystique, mais profane. Dans le titre Dil, je répète en boucle amor de luenh (en référence au célèbre troubadour Jaufré Rudel, qui tomba amoureux de la princesse de Tripoli sans même l’avoir jamais rencontrée), pour décrire cette folie. » Récemment remis sur la table par l’écrivain Alem Surre-Garcia, Les Orients d’Occitanie permettent aussi probablement de nous aiguiller sur les antécédents historiques. « Je m’inscris à fond là-dedans. Ce pont avec l’Orient est dans tout ce que je fais depuis le départ. Et puis, je suis marseillais, port-de-boucain… Après, pourquoi j’ai commencé à chanter en occitan ? Pour faire chier peut-être. Pour remettre l’histoire en question, ou peut-être pour révéler une culture dont presque personne n’a conscience, qui existe sans qu’on la nomme… Tout ça est complexe, il y a des tas de façons d’aborder le sujet. » Et des tas de façons de prendre conscience du fait que l’on emporte inexorablement au bout du monde ce que l’on entreprend au pas de sa porte. « Au Mexique, quand le Chiapas s’est soulevé, où tous les pseudo-révolutionnaires sont venus faire du tourisme révolutionnaire, Marcos leur a dit : Commencez à faire le boulot chez vous, le premier qui aura fini pourra aider les autres… Tout ce que tu dis appartient à un contexte. Les libertés ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre. Avec Ulas, nous sommes de la même génération, et de fait, nous avons des problématiques communes. Mais en Turquie, il n’y a pas de libertés, l’Etat est très répressif, on tue des gens dans la rue. » Forabandit évoque l’exclu, celui qui est mis au ban de la société. En écoutant ce disque, on se dit qu’il a dû briser ses chaînes.

Jordan Saïsset

 

Port (Full Rhizome / Buda Musique), dans les bacs le 12/05

• Dupain : ciné-concert sur le film Zone portuaire d’Emmanuel Vigne et Julien Chesnel le 17/05 au Musée Départemental Arles Antique dans le cadre de la Nuit des Musées. Rens. 04 13 31 51 03

• Forabandit : le 21/05 au Moulin, en première partie de Détroit. COMPLET !

Rens. www.forabandit.com / www.fullrhizome.coop