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Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes de Manuel Quintín Lame

Amer Indien

 

 

Les éditions marseillaises Wildproject livrent la première traduction française de Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, essai de Manuel Quintín Lame écrit en 1939, qui offre une réflexion sur les conditions de libération autochtone après des siècles de domination coloniale. À mi-chemin entre le plaidoyer juridique, le manifeste insurgé et le traité spirituel, ce document phare pour la reconnaissance de la population autochtone a été immortalisé dans la Constitution colombienne de 1991.

 

 

Fils de métayer travaillant dans une hacienda, Quintín Lame a lutté toute sa vie contre l’accaparement des terres par les puissances coloniales. Fort de son éducation occidentale et de son appartenance à la culture indienne, il est désigné comme leader afin de récupérer les terres communales accaparées par les blancs depuis le 19e siècle avec l’avènement du capitalisme. Arrêté, torturé et emprisonné à de multiples reprises, celui qu’on surnomme « l’Indien Loup » écrit en 1939 Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes, dénonçant les conditions de vie des populations autochtones. Cet ouvrage, gardé secret pendant plus de trente ans, va inspirer des générations de militants et déclencher le renforcement des luttes paysannes. Décrivant les rouages du système judiciaire en Colombie, analysés lors de ses nombreuses détentions, il nous rappelle que la conquête n’a pas pris fin avec les indépendances et que les communautés indígenas n’ont cessé d’être infériorisées au nom du progrès et de la civilisation.

Cette plongée dans l’histoire du colonialisme et de ses conséquences n’est pas sans rappeler l’essai de l’auteur uruguayen Eduardo Galeano Les Veines ouvertes de l’Amérique latine. Ce dernier raconte l’histoire du pillage des ressources naturelles du continent depuis le début de la colonisation européenne des Amériques jusqu’à l’époque contemporaine, dépeignant scrupuleusement comment ces peuples ont été exploités dans un travail cruel au fond des mines, suivis, lorsqu’ils n’ont plus suffi, par les esclaves du continent africain. Manuel Quintín Lame nous propose quant à lui une vision de l’intérieur, illustrant par son parcours semé d’embûches cette concentration de haine dont a fait preuve la Colombie à l’égard de ses populations indiennes.

Une grande partie de son texte consiste dans le déploiement de ses diverses condamnations, auxquelles il oppose une éducation occidentale comme outil de combat. Et c’est, comme le titre de l’ouvrage l’indique, dans la forêt qu’il prépare sa défense contre ses détracteurs. Ponctuant ses propos, surgissent des évocations de nature, des Dieux chéris par le peuple Nasa. Les oiseaux, insectes et autres crocodiles sont reliés à ceux qui écrivent l’histoire, comme s’il nous demandait implicitement : pourquoi ne pas intégrer la réalité contextuelle du pays, ses cultes et ses croyances comme outils d’analyse ? Issu lui-même d’un certain métissage culturel, il établit également un parallèle entre la position des juges et celle de la transfiguration du Christ, ainsi que certaines correspondances entre La Bible et les croyances incas. La religion est envisagée sans l’humilité, la paix et la tranquillité, à la rigueur volontairement pascalienne. Le syncrétisme entre animisme et religion chrétienne propre aux populations indiennes offre un foisonnement d’images aux passages parfois abscons qui peuvent parfois désorienter le lecteur, mais non dénués de véritable poussées lyriques.

La deuxième partie de cet essai singulier prend une nouvelle forme car Manuel Quintín Lame s’adresse directement à ses semblables. Dans la pratique spirituelle et matérielle du territoire, un concept d’indianité est ainsi développé par-delà l’apparence ethnique. Construisant une histoire chargée de la domination coloniale dans un espace-temps où la nature agit toujours comme un activateur de mémoire, Manuel Quintín Lame jette les bases conceptuelles d’une nouvelle politique, ouvrant la possibilité de réfléchir à d’autres façons d’être ensemble, de faire monde.

 

Laura Legeay

 

À lire : Pensées de l’Indien qui s’est éduqué dans les forêts colombiennes de Manuel Quintín Lame (Wildproject)