Objets migrateurs, trésors sous influence

Objets migrateurs, trésors sous influence à la Vieille Charité

Choses promises, choses mues

 

Personne n’aura manqué de se faire apostropher, ces derniers temps, par un drôle de type aux cornes de bélier affichant sans complexe son nez amputé un peu partout dans la ville : Zeus ou Ammon ? Pour la réponse, direction la Vieille Charité où ces Objets migrateurs, trésors sous influences vous attendent depuis le 7 avril.

 

 

DAbd el-Kader à La Joconde, de La Marseillaise aux Arts de l’Islam, des Histoire(s) de René L. au Grand Mezzé… les dernières expositions marseillaises portent haut les couleurs d’un esprit de dialogue. Objets migrateurs, trésors sous influences, cerise sur ce gâteau cosmopolite, est assurément le point d’orgue de cette saison culturelle. Le commissariat, assuré par l’immense Barbara Cassin de l’Académie Française, accompagnée de Muriel Garsson et Manuel Molinier, ne laisse aucun doute sur la qualité de cette exposition reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture. Petit aperçu d’un étourdissant voyage à travers le temps des objets mouvants.

Tout commence dans la chapelle, sorte de rose des vents de ce parcours insolite : juché sur un radeau d’amphores poussé par Borée, Ulysse accueille les visiteurs, d’abord représenté sur une céramique antique prêtée par l’Ashmoleam Museum of Art d’Oxford, puis sur une reproduction géante tendue au fond de l’édifice. À mi-chemin de cette perspective dédoublée, une étrange embarcation composée de bouteilles en plastique, un Ecoboat. Délire contemporain d’un.e plasticien.ne inspiré.e ? Non : il s’agit de la reproduction d’embarcations élaborées par Ismaël Essome, fondateur de l’ONG Madiba et Nature, qui milite pour la dépollution des cours d’eau camerounais, envahis par les bouteilles en plastiques. Et lorsque le regard suit cette perspective liminaire, l’esprit de l’exposition prend tout son sens : entre passé lointain et problématiques actuelles, les objets, à travers les idées qui ont présidé à leur conception et leur matérialité, dessinent un continuum dans l’espace et dans le temps, qui raconte « l’histoire du monde », toujours tendu vers l’avenir. On reconnaît ici la salutaire complexité de la pensée philosophique de Barbara Cassin, qui se rend toujours accessible dans une installation simple et dépouillée. Autour de ce point central se déploient les différentes branches d’une réflexion : du dialogue interculturel entre les grandes civilisations antiques de la Méditerranée aux plans en coupes de navires négriers, figurant l’inhumaine ingéniosité pour organiser le parcage d’êtres humains réduits à l’état de marchandises, ce sont tous les aspects des « migrations » qui sont convoqués. Et nous n’en sommes qu’aux prémices.

La première salle du rez-de-chaussée s’ouvre sur un sas qui piège les visiteurs dans l’enfer administratif des formulaires que les immigrés doivent affronter à leur arrivée en France ; sinistres épées de Damoclès, ils sont épinglés au-dessus de nos têtes dans un enchevêtrement sans fin… Mais le message des différentes sections ne sera jamais complaisant ou réductible à un unique point de vue. C’est ainsi que des glossaires bilingues réalisés par l’association Maison de la sagesse-traduire nous sont présentés, dans un effort sincère de transposition interculturelle, pour rendre le pays d’accueil un peu moins étranger. Et si vous préférez l’art sous une forme plus classique, laissez-vous happer par les seize épreuves du photoreporteur Olivier Jobard, accompagnant le parcours de Kingsley depuis son Cameroun natal jusqu’en France.

Cette « antichambre » de l’immigration, telle qu’elle est perçue aujourd’hui, ouvre sur une troisième section qui interroge le parcours mémoriel et commercial des objets. Passé et présent discutent à travers une série de face-à-face significatifs : porte-bonheur modernes / amulettes antiques ; motif récurrent de l’œil « prophylactique » (conjuratoire) figurant sur un bol massaliote du IVe siècle av. J.-C. comme sur la proue du bateau Le Gyptis, réplique d’une barque antique mise à l’eau en 2013 à Marseille ; bouteilles d’eau bénite de Lourdes à l’effigie de la Vierge / ampoules d’eau sacrée recueillie sur le site du sanctuaire de Saint-Ménas en Egypte (Ve – VIIe siècle de notre ère)…

La section suivante, « Le Même et l’Autre », problématise ces confrontations entre objets d’hier et d’aujourd’hui : qu’est-ce qu’un objet inspiré par un autre ? Qu’est-ce qu’un faux ? Une contrefaçon ? Passée la comparaison attendue entre un vrai et un faux sac Vuitton, on est subjugué par la tiare en or massif du roi scythe Saïtapharnès acquise par le Louvre en 1896 pour un peu moins d’un million d’euros. De l’or finement ouvragé, oui ; de roi légendaire, point ! Les éminences grises de notre musée national se sont fait avoir ! Il s’agit d’un faux du XIXe siècle, signé par le joaillier russe installé à Paris Israël Roukhomosky. L’œuvre en est-elle pour autant moins précieuse ? À quel(s) titre(s) ? La question nous est posée.

Dans la section « Élaborations », nous retrouvons le poseur de questions intempestif Zeus-Ammon. Ce marbre du Ier siècle av. J.-C., prêté par la Glyptothek de Munich, est un véritable chef-d’œuvre. Cette étape du parcours propose de dépasser le thème de l’origine des objets pour aborder celui du mélange. Les œuvres présentées sont toutes le produit d’un syncrétisme religieux, ethnique ou culturel qui prouve, n’en déplaise encore à certain.e.s, que les civilisations monoblocs, bien définies par leurs frontières identitaires immuables, sont autant de vues de l’esprit, pas toujours des plus sains… Si vous tombez, plus loin, sur la tête en latex de Chirac face à une porte de taxi gravée à l’antique, pas d’affolement ! Un long et beau voyage n’est pas sans turbulences !

Sous les arcades de droite, le périple continue avec la section « Objets à l’arrêt » où l’on se questionne sur la fin du voyage : quand les objets cessent-ils d’être en mouvement ? Qui les arrête ? Sont-ils vraiment figés ? Le travail de réflexion se poursuit notamment à travers l’étude de l’institution muséale. Ainsi, l’historienne de l’art Sabine Du Crest reconstitue un cabinet de curiosités du XXIe siècle, sur le modèle de leurs ancêtres du XVIe : ces choses qui nous sont si familières, dans le bon comme le mauvais sens, comme un ballon de l’OM champion d’Europe en 1993, la photo du coronavirus Sars cov 2 ou ce fragment du Mur de Berlin seront-elles les derniers témoins de notre époque aux yeux des générations futures ? La pointe d’humour est là… un peu angoissante quand même !

L’histoire des musées est rapidement esquissée en fin de parcours, à travers des œuvres symboles, comme la Charité Romaine de Sementi, dont Marseille hérite en 1802 grâce à la politique de diffusion du patrimoine artistique national à l’échelle du territoire, ou ce Marbre de Paros qui a longtemps été exposé à Marseille avant d’être racheté par le Louvre en 1818. Chassé-croisé révélateur d’une immobilité bien remuante ! Le musée fige, comme ces restes humains alignés à l’écart, derrière un module faussement pudique, mais il remet en mouvement en restituant les objets pillés à l’étranger ou en se réinventant. Le terminus est un projet de « muséobanque », dispositif novateur qui mêle le monde économique et celui de la culture : de jeunes entrepreneurs, non éligibles aux prêts bancaires, déposent un objet, en font le récit et partagent leur expérience et leur projet professionnel autour de ce dernier. Ce n’est donc pas la valeur monétaire de l’objet qui est prise en compte, mais sa valeur symbolique en tant qu’elle favorise une rencontre et un progrès social. Le dépôt ainsi effectué ouvre droit à un microcrédit pour les auteurs-entrepreneurs. Ainsi Gagny Sissoko s’est vu accorder un prêt pour l’aider à financer son activité de restaurateur-traiteur-chef à domicile, en déposant un fourneau en fer qu’il utilisait à Dakar ; un dispositif audiovisuel permet à l’auteur de présenter l’objet et son travail ; certains spectateurs de cette « œuvre » de Gagny sont ensuite retournés à leurs travaux d’artistes pour créer, à leur tour, à partir de cette expérience interconnectée. Difficile à décrire car il s’agit d’une expérience in situ, aux limites de notre conception classique de l’art.

C’est le but de ce formidable parcours : l’innovation d’autrefois est un classique aujourd’hui ; mais rien de novateur sans un rapport, aussi ténu soit-il, au passé… Exposition des paradoxes, les objets migrateurs n’en finissent plus avec le mouvement perpétuel de leurs questions. Mais on aurait tort de s’arrêter à une quelconque réponse : c’est précisément cette dynamique de la confrontation, de l’impasse et de l’issue qui fait toute la richesse de cet événement culturel majeur.

 

Antoine Nicoud-Morabito

 

Objets migrateurs, trésors sous influence : jusqu’au 18/10 à la Vieille Charité (2 rue de la Charité, 2e).

Rens. : https://musees.marseille.fr/