Jason Sharp

Musiques parallèles pour sentiments perpendiculaires, par Philippe Petit, aventurier sonore

Musiques parallèles pour pentiments perpendiculaires est une colonne de chroniques d’albums récents. J’y parle simplement à la première personne de mes coups de cœur soniques.

 

On démarre au Canada, à Montréal, où vit Jason Sharp, joueur de saxophone baryton qui utilise les diverses techniques du souffle, les résonances et les larsens liés aux rythmes-battements du c œur. Il a collaboré avec Matana Roberts, Thee Silver Mt. Zion, Peter Brötzmann, Joe McPhee, Ken Vandermark ou encore Roscoe Mitchell de l’Art Ensemble Of Chicago… Son nouvel album, A Boat Upon Its Blood, sort chez Constellation Records et démarre sur un appel de sax qui n’est pas sans évoquer le cri d’une corne de brume. Le plongeon est total et, d’emblée, vous serez immergés dans un monde aquatique, immersif. Le calme précède une tempête free jazz qui s’abat sans prévenir puis, de manière tout aussi envoûtante, un violon s’impose et nous met dans une humeur postclassique feutrée et agréable, et tout le long du voyage, on reste émerveillé par la multitude de textures et la technicité avec laquelle elles sont déversées, mélangées pour se fondre en un tout captivant et fort cohérent.

On reste sous les mêmes cieux avec un New-yorkais exilé à Montréal, ami de Sharp : tous deux manient le saxophone basse et publient chez Constellation. Colin Stetson, que j’ai eu la chance de découvrir dès ses débuts, puisque nous étions camarades de label (son premier album paru chez Aagoo Records) via lequel nous avons joué ensemble, alors qu’il faisait déjà partie d’Arcade Fire. Les amis marseillais venus au concert de Godspeed You! Black Emperor à l’Espace Julien il y a quelques années le découvrirent en ouverture, montrant sur scène son incroyable technique de souffle continu, tout en chantant. Son nouveau disque, All This I Do For Glory, pousse encore plus loin ce souffle circulaire qui ne cesse d’aller et revenir de son corps à l’instrument, tel un Hercule capable d’alimenter le feu de son sax, doublé de sa voix fantomatique qui n’est pas sans rappeler le légendaire chœur sorti jadis d’un manoir écossais… D’un cauchemar on passe à une comptine obsédante qui, tout à coup, prend son rythme produit par un jeu percussif des touches, maniant les mécanismes, l’instrument pris comme matériau, comme peu savent le faire. Cet homme fait peur, peut paraître instable, bipolaire, et comme beaucoup de ces gens géniaux, il n’en ressort que plus attachant. L’un dans l’autre, ses albums se suivent avec peu de surprise puisqu’il a trouvé sa voie, son propre son et de fait, ne donne pas forcément envie  à l’habitué d’être déboussolé, tant il y procède d’une si gracieuse manière.

Tout autant maître de son art, mythique puisque changeant la donne musicale depuis la fin des années 60 : Faust, l’un des fondateurs du genre krautrock, mais surtout un groupe qui su sortir des limites de la catégorisation, et continue d’innover, de surprendre au fil des ans. Autant vous prévenir de ne pas compter sur moi pour être objectif, puisque nous sommes amis, et j’ai même joué plusieurs fois avec eux. Cela étant dit, ce nouvel album, Fresh Air, mérite largement son nom tant il insuffle une bouffée d’air frais. Le titre éponyme qui l’ouvre est épique, nous plongeant lentement dans l’ambiance durant ses huit premières minutes pour, tout à coup, basculer dans un dédale symphoniste rock pesant, lourd et épais comme si un sumo s’étant frotté contre un banc d’anguilles venait se coller contre nous… Enregistré durant une tournée américaine, les paysages se suivent mais ne se ressemblent pas. Fruits de diverses rencontres, les invités saupoudrent leurs épices au gré des rythmiques massives de Jean-Hervé Peron et Zappi Diermaier. Le tout est bruitiste, inspiré, joyeusement foutraque, sonne naturel, fait sur le vif, sans retouches : authentique.

Rentrant tout juste du Chili, où j’ai pu jouer avec mes amis du groupe Un Festin Sagital, j’ai justement ramené dans ma valise le dernier opus solo de leur principal compositeur : Michel Leroy. Sous son alias Thanatoloop, il déverse une musique minimale très imagée, filmique, qui donne à penser, voire méditer. Potlatch est formé de trois pièces jouées à l’aide d’une guitare électrique, d’un métallophone, d’un violon et de sa voix. Ses “chansons” prennent le temps de se développer pleinement sur la longueur (la plus épique durant trente quatre minutes) et jamais l’on ne s’ennuie tant les détails semblent étudiés. Le tout s’enchaînant dans une rare finesse, raffinement un peu à la manière d’un Arvo Part, sans le « classicisme »… Et quelle joie d’apprendre que pour un réel apaisement de visu, Thanatoloop viendra jouer à Marseille le 30 juin chez Lollipop. Ne manquez donc pas, à cette occasion, de savourer un peu de finesse dans ce monde de brutes.

 

Philippe Petit

A Boat Upon Its Blood – Jason Sharp (Constellation)
https://soundcloud.com/constellation-records/jason-sharp-a-boat-upon-its-blood-pt-1
https://soundcloud.com/constellation-records/jason-sharp-a-boat-upon-its-blood-pt-3
All This I Do For Glory – Colin Stetson (52 HZ)
https://colinstetson.bandcamp.com/album/all-this-i-do-for-glory
Fresh Air – Faust (Bureau B)
https://soundcloud.com/bureau-1/faust-fresh-air-preview
Potlatch – Thanatoloop (Templo Sagital)
https://thanatoloop.bandcamp.com/album/potlatch