Electric Electric - III

Musiques parallèles pour sentiments perpendiculaires II, par Philippe Petit, aventurier sonore

Musiques parallèles pour sentiments perpendiculaires se veut être une colonne de chroniques d’albums récents. Des coups de cœur soniques que j’ai envie de partager avec vous.

 

« En tant que musicienne, je suis intéressée par la nature sensuelle du bruit, sa puissance de synchronisation, de coordination, de dégagement et de changement. L’audition représente l’organe primaire du sens, l’audition se produit involontairement. L’écoute est un processus volontaire qui, par la formation et l’expérience, produit la culture. Toutes les cultures se développent par des manières d’écoute. » Cette citation de la compositrice américaine Pauline Oliveros prend tout sons sens lorsque l’on se replonge dans son œuvre, depuis le début des années 60. Considérée comme la créatrice de la « musique propice à la méditation », elle a composé une série de pièces regroupées sous les appellations Sonic Meditations et Deep Listening Band. Après les avoir entendues, l’Ensemble Musiques Nouvelles l’a invitée à collaborer sur deux pièces, Four Meditations for Orchestra et Sound Geometries pour orchestre de chambre, le second étant traité électriquement et restitué en 5.1 surround sound. L’intrépide (et de bon goût) label Sub Rosa a eu la belle idée de regrouper ces deux enregistrements en un CD, qui laisse la part belle à l’acoustique de Musiques Nouvelles, le plus vieil ensemble contemporain d’Europe, fondé en 1962 par Henri Pousseur et, sans aucun doute, l’un des plus innovants de par ses collaborations pluridisciplinaires associant musique, danse, cinéma, opéra, théâtre, poésie, spiritualité et arts plastiques. Tout au long de Four Meditations, les musiciens semblent ne pas suivre une partition, mais bel et bien s’écouter et se répondre, interagir au feeling, ce qui donne un côté naturel à l’œuvre, portée par une voix spoken word à la fois mondaine et surréaliste, comme cette phrase : « Quelques étoiles pourraient se décrocher du ciel et nous les boirions… » Sound Geometries paraît plus fournie, dense, et la voix a laissé place aux vents : trompette, trombone, cor ou hautbois très regroupés s’harmonisent en un ensemble soyeux et délicat. Un vibrant témoignage, indispensable pour tout amateur de musiques innovatrices, contemporaines.
Il y a de cela quelques années, j’avais eu la joie de découvrir sur scène le trio Strasbourgeois Electric Electric, alors signé sur l’un des meilleurs labels français : Africantape. La scène semblait être son terrain de jeu favori, tant il y faisait preuve d’une belle cohésion et d’une rare aisance. Aujourd’hui arrive III et, dès son ouverture, on sent que l’on a affaire à du sérieux, un groupe en pleine possession de ses moyens, dont la maturité se déploie subrepticement, prenant le temps de mettre en place une chape sonore enveloppante, dense et massive. D’un passé plutôt math rocker, le virage sonne électronique, les compositions s’y font plus complexes, les polyrythmies lorgnent vers le krautrock alors que les structures libérées évoquent un psychédélisme décomplexé, et le tout reste inspiré de bout en bout. Il apparait évident qu’ils ont su tirer partie de leurs nombreux concerts. On sent que les compos se sont frottées à la scène afin de prendre tout leur essor, une ampleur qui nous colle aux oreilles. Notamment grâce à des textures sonores qui tiennent en haleine, combinant des sons organiques (batteries, guitares) et des enregistrements électroniques (synthés, drones, effets de pédale) avec une variété qui nous transporterait d’une musique traditionnelle asiatique (Pointe Noire) en secousses électro pop (Black Corée), puis se lève un chant en français, Les Bêtes, et on continue de claudiquer vers le majestueux et transgenre Obs7 qui dépasse les dix minutes. L’album de la consécration.
On reste avec Electric Electric, mais bien entourés, puisque dans La Colonie De Vacances ils sont rejoints par Pneu, Marvin et Papier Tigre notamment pour des concerts en quadriphonie, avec un groupe dans chacun des coins de la salle et le public au centre. Pas mal d’entre nous purent en faire l’expérience au squat de l’Estaque Krew il y a quelques années et, personnellement, cela reste l’un de mes meilleurs souvenirs récents de concert à Marseille. De fait, j’attendais impatiemment un disque de ce super-groupe et, enfin, le voici. Plus qu’un simple disque, il s’agit véritablement d’un objet-disque : livre de cent pages imprimé en offset (intérieur) et sérigraphie (couverture) et son vinyle vingt-cinq centimètres. Une pièce de collection, pour sa présentation en tout cas, vu que musicalement c’est un peu court : quatre morceaux qui se ressemblent beaucoup, alors que j’en attendais tellement plus. Ils restent tout de même à la hauteur de mes espérances, même si je demeure frustré tout en ne manquant pas de tourner la face et d’y revenir. Un noisy-rock viscéral qui s’inscrit directement au panthéon de la musique « rock en France » et devient, tout comme les mythiques vinyles de Punk Rebelle et Les Skates To Hell, MUG ou Nouveaux Riches, un indispensable à toute collection qui se respecte. « La Colonie de Vacances, c’est des chiens de prairie qui font de la musique pour des papillons de nuit… »
Egalement découvert chez Africantape il y a quelques années, Aucan nous vient d’Italie et, tout comme pour Electric Electric, leurs débuts math rock lorgnent de plus en plus vers l’électro. On le ressent tant dans la structure que dans le son des compositions. Ce qui frappe chez Aucan c’est le côté attractif de leurs thèmes, leur capacité mélodique, ce talent de trouver ce qui accroche l’auditeur tout au long de ce troisième album. Stelle Fisse (Etoiles Fixes) cristallise « une symbolique des phénomènes permanents de la vie, tels des points de référence qui ne disparaissent jamais », en regardant vers le haut, en constante évolution, et brille au firmament d’un arc-en-ciel sonique d’une rare beauté.
Depuis quelques années, le marché du disque semble revenir en arrière, tant l’exercice de la redécouverte d’enregistrements perdus ou épuisés semble à la mode, du coup on change d’époque et de style avec l’arrivée de la réédition de la bande originale du film Italien Chi Sei?, composée en 1974 par Franco Micalizzi. B.O. surprenante qui, telle un O.V.N.I., distille des rythmes chaloupés funky qui eussent pu faire les beaux jours de n’importe quel classique du genre blaxploitation, si ce n’est que le film est un remake de L’Exorciste. Qui s’attendrait à avoir envie de danser à la vue d’un film d’horreur ? Et pourtant, cette œuvre ne manquera pas de mettre des fourmis dans vos jambes, tout comme le firent les meilleures d’Isaac Hayes, Quincy Jones, Curtis Mayfield, Bar Kays ou Marvin Gaye. Hautement recommandable…

 

Pauline Oliveros + Musiques Nouvelles – s/t (Sub Rosa)
https://www.subrosa.net/en/catalogue/soundworks/pauline-oliveros-four-meditations.html

Electric Electric – III (Murailles Music)
https://muraillesmusic.bandcamp.com/album/iii

La Colonie de Vacances – s/t (Murailles Music)
https://muraillesmusic.bandcamp.com/album/livre-disque-la-colonie-de-vacances

Aucan – Stelle Fisse (Kowloon)
https://soundcloud.com/aucan/sets/stelle-fisse-streaming

Franco Micalizzi – Chi Sei? (Four Flies)
https://fourfliesrecords.bandcamp.com/album/chi-sei