Mousquetaires et Misérables d’Évelyne Pieiller

Millefeuille | Mousquetaires et Misérables d’Évelyne Pieiller

La marque du siècle

 

« Écrire aussi grand que le peuple à venir ». Quelle belle formule. Quel joli programme. C’est, selon l’autrice et journaliste Évelyne Pieiller, ce qui donne leur panache à deux grandes œuvres populaires du XIXe siècle : Les Trois Mousquetaires et Les Misérables. Sous la forme de l’enquête littéraire, l’autrice décrit comment ces deux immenses ouvrages ont su donner corps aux idées politiques, et esprit au corps politique.

 

 

Les Mousquetaires et les Misérables, même de loin, on connaît. Cela fait plus d’un siècle, allez disons deux à la louche. Aujourd’hui, Gavroche est au moins un indémodable couvre-chef et « Un pour tous, tous pour un », la devise des bons copains. À l’origine de cette percée des siècles, une fracassante collision, suivie d’une prodigieuse collusion, entre littérature, histoire et politique. Les Trois Mousquetaires et Les Misérables sont des romans entièrement, foncièrement, profondément populaires. Populaires au sens de « reconnus par le peuple comme siens », précise Évelyne Pieiller, c’est-à-dire au sens où « le populo s’y est aimé », où il « s’y est embelli et armé ». Jusqu’ici, il restait hors du champ de la grande histoire. Mais le XIXe siècle change la donne : le peuple n’a plus simplement voix au chapitre, il peut prétendre à des livres tout entier.

La brèche s’est ouverte en 1789, l’année au cours de laquelle le peuple français entame généreusement l’opulence des monarques et de leurs clercs. À Paris, on désosse le système des privilèges. En province, les châteaux des baronnies locales sont littéralement dépouillés morceaux par morceaux. Chacun récupère sa part. Jusqu’ici, l’Ancien Régime paraissait indéboulonnable ; tout à coup ses façades tombent. Et l’autrice d’insister : on ne comprendra rien au siècle qui suit, « si on ne comprend pas qu’il naît de la Révolution, qu’il la rêve sans trêve, y compris dans sa version cauchemar. » Les tentatives pour rembobiner le cours de l’histoire — Empire, Restauration, Monarchie — seront nombreuses. Et si elles nous apparaissent aujourd’hui comme un pathétique chant du cygne que l’ancien monde aurait un peu trop fait durer, c’est que nous connaissons la fin du feuilleton. Vivre au XIXe siècle, c’est vivre les utopies et les déconvenues, des révoltes triomphantes et des retours à la « raison royale ». C’est aussi les premiers pas d’une bourgeoisie depuis toujours en embuscade, et ceux d’un socialisme combatif et exalté.

Dans ce contexte, personne n’est épargné. L’époque est imprégnée. On peut être « hostile », « mélancolique », « enthousiasmé », on est de toute façon sommé. « Il y a une porosité de l’individuel au collectif », écrit Évelyne Pieiller. Ainsi croise-t-on dans son ouvrage plusieurs illustres personnages. Zola, que les révolutions font cauchemarder, Balzac, qui n’est pas de ce bord-là, ou encore « l’ondoyant » Lamartine, et ses exaltations boursouflées. Les courtisaneries ridicules des uns font apparaître les courageux engagements des autres. Les Ledru-Rollin, Blanqui, Louis Blanc et autres Barbès qui, bien que jamais complètement exempts de tout dérapage, se sont néanmoins largement illustrés quand la bataille faisait rage.

« Dumas et Hugo sont sans doute les deux seuls écrivains de leur génération à être nés de la Révolution même — vraiment, pas seulement biographiquement », explique Évelyne Pieiller. Voilà pourquoi elle les a choisis — ou plutôt, pourquoi ils ont été choisis. Parce que les récits qu’ils ont inventés et les légendes qu’ils ont bâties n’auraient tout simplement pas tenu debout dans un autre contexte. Ils auraient même relevé du non-sens, de l’absurde.

Mais c’est Dumas qui saute le premier. Dès 1830, avec d’autres, il prend part aux barricades. Hugo, lui, est tout entier à Hernani, et sa bataille. Persuadé qu’il est en train d’achever, « sur le plan esthétique, ce qu’il se passe sur plan politique », l’insurrection lui file entre les mains. L’insurrection, de toute façon, c’est lui, et son groupe de copains : la jeunesse romantique.

En 1944, à la sortie des Trois Mousquetaires, la critique est assassine : le ministère du bon goût raille Dumas et ses contes pour enfant. Pourtant, le texte est là, prêt à l’emploi. Ses personnages sont turbulents, vifs et puissants. Ils narguent le monde. L’épopée, qui se situe pourtant plusieurs siècles en arrière, parle la même langue que le peuple révolté du XIXe. Pour Évelyne Pieiller, c’est « un parti pris de l’idéal » contre « la résignation ».

Le pays s’embrase à nouveau en 1848. Il ne s’agit plus seulement de faire admettre la République en tant que telle, mais bien plutôt de l’imposer avec la couleur du rouge. C’est la République sociale qu’on réclame. Mais très vite les milliers d’émeutiers sont réprimés dans le sang, et le couvercle se referme sur la France. Durant près de deux décennies, plus rien ne bouge. L’air est irrespirable. Même les plus farouches révolutionnaires se calment, meurent ou s’exilent.

Or, c’est précisément au cœur de la morosité ambiante que Victor Hugo se réveille. Il est exilé à Jersey quand il sort de ses cartons un vieux manuscrit inachevé. Au début des années soixante, le roman Les Misérables fait ainsi sa première apparition. Concert de critiques malveillantes de la part de ceux qu’on attendait, silence dédaigneux pour les autres. Il faut dire que les quelque deux mille pages du roman ne pinaillent plus. Le programme du romantisme est achevé, avec ceci en plus, que cette fois c’est « le peuple qui est le poète ».

Évelyne Pieiller boucle son fascinant récit en convoquant Baudelaire, le solitaire inassimilable, Arsène Lupin, « l’élégant délinquant multirécidiviste », et les anarchistes flamboyants de la fin du XIXe. Sa trame narrative n’aura ainsi cessé de suivre ce siècle tortueux, nerveux, peuplé de femmes et d’hommes bien réels, réactionnaires ou révolutionnaires, et de personnages fictionnels, symboles d’un peuple augmenté. Sans ergoter sur la littérature classique, ni verser dans l’analyse sociologique quelconque, elle exploite avec talent ce qui fait la richesse de l’histoire populaire de France. Les pages se sont tournées très vite, trop vite, celles de l’histoire comme celles des histoires. Mais pour l’autrice, « les temps ne sont toujours pas complétés. »

 

Gaëlle Desnos

 

 

Dans les bacs : Mousquetaires et Misérables d’Évelyne Pieiller (Agone)

Rens. : https://agone.org/livres/mousquetaires-et-miserables