Extrait du cahier photo de Valentin Merlin

Millefeuille | Kumpania : Vivre et résister en pays gadjo de Lise Foisneau (éd. Wildproject)

Nomades land

 

Les éditions Wildproject publient depuis 2009 des auteurs majeurs de la philosophie environnementale. La nouvelle parution de leur catalogue, Kumpania : Vivre et résister en pays gadjo, met en lumière les tribulations des Roms de Provence depuis 1860. Anthropologue et chargée de recherche au CNRS, Lise Foisneau délivre ici une étude qui, bien qu’inspirée de sa thèse, tient autant du documentaire que du conte.

 

 

Kumpania, c’est le titre du livre et peut-être même le mot qui revient le plus sur ces quatre cents pages. C’est un mot d’importance qui désigne le collectif par lequel se désignent les Roms de Provence. En évitant soigneusement les stéréotypes, la première partie met à jour les questions de définitions, dévoilant symboles et nuances. Pour autant, cette étude de la vitalité des Roms de Provence souhaite s’éloigner du point de vue administratif et de l’analyse des phénomènes migratoires. Elle s’appuie davantage sur le changement d’identité comme un moyen de survie afin d’éviter les persécutions qui sévissent depuis le 19e siècle. L’importance de la connaissance des anciens dans un monde où s’opère un rétrécissement pernicieux de l’espace public. L’augmentation des contrôles nous fait réaliser que le mythe d’une population libre de toute attache est en train de se dissoudre. Ce « monde dans un monde » doit pouvoir se prémunir des débordements du collectif. Et de ce fait, lui permettre de créer une nouvelle kumpania, pour sa propre survie et la conservation de sa culture, ou bien lorsque l’équilibre du groupe commence à vaciller. À travers un choix de mots rigoureux, néanmoins teintés d’une certaine poésie, Lise Foisneau annonce son objectif de faire sortir le lecteur d’un certain ethnocentrisme. En tant que femme, elle est l’une des premières sur ce terrain à proposer une réévaluation du rôle de la femme sous un nouveau prisme. Elle nous délivre les résultats des nouvelles méthodes de recherche qu’elle a déployées, telle la reconstitution inédite des archives sous la forme d’un arbre généalogique typiquement romanès. Suivant l’itinéraire des familles Delore ou Galan depuis 150 ans, nous sommes embarqués dans un conte où la résistance peut se faire par l’humour, où les notion de responsabilité, de mémoire, de filiation et d’éducation répondent à des modalités diverses et parfois contraires aux préceptes des gadjos. Nous comprenons à quel point leur histoire est liée à l’histoire plus générale de la France, de l’Europe, et des migrations. Quelle résulte des rencontres humaines.

La deuxième partie s’attache à la question du lieu. Quatre ans d’enquête en observation participative où la chercheuse elle-même rentre en interaction avec le lieu, « accroche sa caravane » avec son compagnon. Cette « place » devient un espace créateur de mémoire collective, qui perdure à travers le temps, la création d’un monde. On y fait appel à Keith Basso, à Deleuze. Comment composer avec le peu d’espaces qui sont mis à leur disposition ? La sédentarisation quasi forcée, l’opacité et la contrainte des dispositifs législatifs s’aggravent au vu d’une politique de surveillance qui se privatise, sous couvert de politiques publiques au profit d’entreprise de BTP « spécialistes des gens du voyage ». Caractéristique de la Cinquième République, cette ségrégation environnementale et sociale n’est pas sans nous rappeler les dessous du projet Euroméditerannée et son extension prévue pour 2025. Et pourtant. Il existe des moyens de détourner les politiques publiques et trouver de nouvelles manières d’être chez soi, même dans un lieu désigné, dans la promiscuité. Ces terrains assignés par l’État deviennent terrains neutres où le conflit n’a plus sa place, où la question du leadership répond à celle de l’égalité. La place ou thana est gardienne de la mémoire des évènements, de préférence à la date. Elle fonctionne comme métonymie d’un certain vécu.

Car finalement, il s’agit avant tout de développer une manière d’être ensemble. Les Roms de Provence l’appellent la kéthanè. Comment continuer à faire collectif dans un monde constamment fragmenté ? À travers la notion du temps tout d’abord, qui se divise, comme en grec ancien, en deux mots : le temps long (khanci), et temps de l’événement. Le vide et le plein. Nous assistons à la dynamique d’un repas, des différentes modalités de résolution des conflits, de la relation à l’argent, à l’épargne. Nous réalisons que l’évangélisation progressive des femmes les a dépossédées de leur pouvoir de guérisseuse au sein de la compagnie, mais aussi de leur fonction rémunératrice. Pas de dépendance pour autant, car les femmes détiennent encore cette capacité symbolique et physique de répartir de manière juste, d’avoir un impact sur l’ordre du monde. Et de maudire également. La langue, chez les Roms de Provence, a un usage qui porte non pas sur la notion de décence mais de respect. L’omniprésence des morts dans le langage s’apparente aux croyances des civilisations précolombiennes et animistes, qui conservent le lien entre les morts et les vivants. Emmêlés dans ce système hiérarchique qui est le nôtre, Kumpania agit comme une bouffée d’air, comme une forme de résistance dans un monde qui se délite peu à peu.

 

Laura Legeay

 

Dans les bacs : Kumpania : Vivre et résister en pays gadjo de Lise Foisneau (éd. Wilproject)

Rencontre avec l’autrice le 20/04 à la librairie L’Hydre aux mille têtes (96 rue Saint-Savournin, 1er).

Rens. : www.facebook.com/Librairie.lhydre / https://wildproject.org/