Spirou. L’Espoir malgré tout dÉmile Bravo

Millefeuille – Émile Bravo, Spirou. L’Espoir malgré tout. Quatrième partie en rencontre-dédicace à Marseille

Living groom

 

Alors qu’est paru au printemps le dernier opus de l’épopée bruxelloise L’Espoir malgré tout, qui plonge Spirou dans la Seconde Guerre mondiale, son auteur Émile Bravo sera en signature à l’excellente librairie jeunesse et BD Le Poisson Lune le 24 septembre. L’occasion de revenir sur cette saga époustouflante.

 

 

Moins connu que Tintin, Spirou reste une figure emblématique de la BD franco-belge que le talentueux Émile Bravo a décidé de confronter à la période historique de sa création, à savoir la Seconde Guerre mondiale.

Après le brillant Le Journal d’un ingénu paru en 2008 pour les soixante-dix ans du personnage, dans lequel il cherchait à répondre aux questions qu’il se posait enfant (pourquoi Spirou garde son uniforme rouge ? Pourquoi son écureuil a une conscience ? Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes dans sa vie ?), l’auteur a consacré neuf ans de sa vie à en imaginer une suite avec la tétralogie de L’Espoir malgré tout, dont le dernier tome est paru en mai dernier, concluant cette histoire qui embrasse toute la période trouble de la Seconde Guerre mondiale à travers le regard du jeune Spirou.

« Un jour, mon éditeur m’a demandé si j’avais encore des choses à raconter sur Spirou… Comme Le Journal d’un ingénu se terminait par l’éveil d’un enfant et le début d’une guerre, je me suis dit qu’il fallait parler de cette guerre et du développement de cet enfant pendant ce trauma. Et comme je connais suffisamment le sujet pour en être détaché, je ne parle pas vraiment de la guerre mais plutôt d’humanité pendant l’un des pires moments de l’histoire. »

Car l’humanité est bel et bien au cœur de ce projet, dans lequel Émile Bravo développe une galerie de personnages tous plus humains les uns que les autres, dans leurs qualités aussi bien que dans leurs défauts.

Émile Bravo – Spirou. L’Espoir malgré tout. Quatrième partie

Avec Spirou bien sûr qui, au départ un peu naïf, va finir par adopter une posture singulière, celle d’un résistant sans armes, pour ne pas opposer une autre violence à la violence nazie.

« C’est un peu l’histoire des Justes dont on s’est aperçu bien après la guerre qu’ils avaient permis à des gens de survivre. Contrairement à ce qui a été mis en avant après la fin de la guerre, à savoir l’aspect héroïque, le fait d’armes du résistant qui est peut-être nécessaire, mais qui glorifie, à travers des médailles et autres récits historiques, une certaine violence contre une autre, alors qu’il est plus important de mettre en avant un humanisme qui s’oppose à cette violence. »

D’où l’idée de faire dire à l’un de ses personnages : « Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit. »

« En fait tout ça, c’est pour expliquer aux enfants le côté puéril de la guerre ! Pour les adultes, c’est un sujet grave, alors que moi je pense qu’au contraire c’est un sujet totalement immature, qu’on vit dans un monde d’adolescents attardés qui cherchent encore à se prouver quelque chose. Quand on voit des types comme Poutine ou Trump, ce ne sont pas des adultes : tout ce qu’ils veulent montrer, c’est qu’ils ont de la testostérone, de la force, et qu’ils dominent l’autre. C’est typiquement adolescent et très masculin en plus ! Et tant qu’on n’aura pas compris ça, on continuera à se mettre sur la gueule. »

On retrouve également l’acolyte Fantasio et l’espiègle écureuil Spip doué de conscience après avoir mordu un fil électrique et qui, s’il s’avère peu présent, n’en n’est pas moins déterminant à maintes reprises, mais aussi des personnages créés pour l’occasion par Émile Bravo comme le paysan Anselme, un ancien poilu dégoûté par les atrocités de la guerre et devenu pacifiste, qui accueille un temps Spirou et Fantasio, ou encore Félix, un peintre juif allemand réfugié à Bruxelles avec lequel Spirou se lie d’amitié, et qui a réellement existé (Félix Nussbaum) — une façon d’aborder l’Holocauste sans l’exposer frontalement.

« Comme je ne pouvais pas vraiment montrer la Shoah, quand je suis tombé sur cet artiste, c’était comme un don du ciel. Un peintre qui a vécu l’Occupation à Bruxelles et qui, on le voit à travers son travail, a bien senti ce qui allait se passer, surtout dans son dernier tableau [Le Triomphe de la mort, reproduit en fin d’album] qui représente Auschwitz avant qu’il n’y soit allé, et par là même le nazisme ! Et le fait qu’il ait été arrêté en juin 44, qu’il parte par le dernier convoi pour Auschwitz, c’est tragique !

Au départ, il est présenté comme un personnage de BD classique pour que ça crée un choc quand à la fin on se rend compte qu’il a réellement existé. Pour montrer aussi que ce n’est pas moi, l’auteur du récit, qui l’ai tué, mais bel et bien notre monde ! »

Et que dire de la place des femmes ? Après avoir confronté son personnage à l’amour de la jeune juive communiste Kassandra dans Le Journal d’un ingénu, Spirou rencontre ici Mieke, une Flamande hébergée elle aussi dans la ferme d’Anselme.

« Une jeune fille qui grandit plus vite que Spirou, qui est toujours dans son amour platonique pour Kassandra dont il ne sortira jamais. C’est pour ça que Spirou est devenu tel qu’on le connaît, et qu’il n’y a pas de femmes dans les aventures suivantes, car il ne peut plus avoir de sentiment amoureux pour d’autres femmes. Au travers de son histoire amoureuse avec Kassandra, il s’est éveillé au monde. Il s’est rendu compte qu’il y avait autre chose que son hôtel, que son travail, que sa religion. Et c’est ce qui nous arrive à tous quand on trouve l’amour la première fois, c’est à ce moment qu’on commence à s’intéresser à une autre personne que soi, qu’on s’ouvre au monde. »

L’espoir malgré tout… ou bien l’amour avant tout ?

Comme pour Le Journal d’un ingénu, Émile Bravo revisite la figure de Spirou, cette fois-ci en s’inspirant même de faits réels. En effet, comme pendant la guerre, Le Journal de Spirou était interdit par les Allemands, le magazine a été « reconverti » en spectacle de marionnettes itinérant qui a d’ailleurs marqué la création de Fantasio. Dans L’Espoir malgré tout, c’est Spirou et Fantasio qui proposent ce spectacle itinérant pour égayer les petits Belges, se mettant eux-mêmes en scène sous la forme de marionnettes, un spectacle qui va permettre malgré eux de faire passer des informations à des réseaux de résistants.

Mais aussi en parlant du quotidien des gens, en l’occurrence la pénurie et la faim, pour délivrer un message aussi bien aux jeunes qu’aux adultes, un double niveau de compréhension qui n’est pas sans rappeler les lectures que le père d’Émile Bravo lui faisait avant même qu’il ne sache lire pour s’endormir.

« L’avantage de la bande dessinée, quand tu es gamin, c’est que l’adulte n’a qu’à te lire simplement les bulles, mais en fait tu vois ce qu’il se passe au travers des dessins dans les cases. »

Fils d’émigrés espagnols ayant fui le franquisme, Émile Bravo a toujours baigné dans ces souvenirs de la guerre, qu’elle soit civile en Espagne, ou mondiale en France. De quoi chambouler le garçon qu’il était. D’autant plus que son père aimait à lui rappeler les hasards parfois insoupçonnés de la vie.

« Comme disait mon père, il a fallu que Hitler et Mussolini soient là pour que j’existe. Mais en fait, le hasard a joué sur sa vie à lui aussi. Il n’avait pas de conscience politique, parce qu’il était très jeune quand la guerre a éclaté alors qu’il faisait son service militaire. À une année près, il aurait pu tout à fait se retrouver dans l’autre camp. »

Et les ouvrages que lui lisaient son père restent un élément formateur dans sa vocation future d’auteur de BD.

« Plutôt que de gribouiller des dessins comme tous les enfants, je faisais déjà de la BD, enfin une suite de dessins qui racontait quelque chose. Comme je voyais bien que ça faisait marrer mon père de me lire de la BD, je me suis dit que moi aussi j’allais lui raconter des histoires pour le faire rire. »

Ce qu’il a continué plus tard avec ses camarades de classe.

« Avec les copains, on racontait des histoires ensemble que moi je dessinais parce que j’avais une sorte de prédisposition pour le dessin et que du coup ça allait plus vite. Mais je n’ai jamais pris ça au sérieux, je ne pensais pas en faire mon métier. Pour moi, c’était une forme d’écriture comme une autre. »

Après un Bac scientifique obtenu en 1983 dans l’optique d’intégrer une école d’ingénieurs, il s’inscrit finalement en Histoire de l’art pour avoir le statut d’étudiant, mais passe un an à bâtir une BD qui racontait déjà l’histoire d’un orphelin à la fin de la guerre, comme Spirou mais allemand cette fois-ci.

« Ce projet, c’était comme une formation en fait. À cette époque-là, il n’y avait pas d’école de BD, un medium qui était très mal considéré dans les écoles d’art. Alors je me suis dit qu’après tout, il n’y avait pas non plus d’école de littérature, alors il fallait que je me lance en réalisant une première BD et que je la propose aux éditeurs. »

Devant le refus de ce premier essai forcément inabouti par tous les éditeurs, mais l’encouragement de certains, il persévère et après des boulots dans le graphisme et l’illustration, il publie ses premiers ouvrages, à chaque fois avec son ami Jean Régnaud en tant que co-scénariste : tout d’abord Ivoire dans la mythique collection « Atomium » de l’éditeur belge Magic Strip, puis aux éditions Dargaud les trois volumes d’Aleksis Strogonov, une série sur la Révolution russe et l’entre-deux-guerres.

Mais c’est quand il rejoint dans des ateliers parisiens d’autres auteurs de sa génération, comme Lewis Trondheim, Christophe Blain, Joann Sfar ou Emmanuel Guibert, qu’il trouve sa voie.

« Ça m’a ouvert à un autre monde, d’une liberté graphique folle ! Même si mon trait est resté influencé par la ligne claire chère à Hergé, il a évolué en devenant plus dynamique. Ça ressemblait plus à ce que je faisais dans mon enfance. »

Si ce n’est qu’il se démarque de cette génération d’auteurs talentueux car c’est l’un des seuls à s’intéresser à la BD jeunesse, notamment avec sa série Jules, imaginée car il avait « l’impression que les enfants de l’époque lisaient la même chose que [lui] enfant ou que leurs grands-parents, du Tintin, du Franquin, du Goscinny,… Ça ne se renouvelait pas. »

« Quand j’avais dix ans, j’ai rencontré le grand frère d’un copain qui faisait des études scientifiques et qui est venu me parler de la relativité en m’expliquant que tout était relatif, qu’on ne pouvait même pas se fier au temps. Ça répondait en partie à mes problèmes existentiels d’enfant parce que je me posais déjà des questions sur la mort… sur ce que je faisais là ! Donc, des années plus tard, pour un projet de BD jeunesse que m’avait demandé le magazine Okapi, je me suis dit que je devais parler de la relativité, mais de façon ludique, en faisant de la vulgarisation de vulgarisation. »

Et ce en se remémorant certains enseignants qu’il avait eus dans sa jeunesse : « L’humour comme méthode pédagogique est quelque chose de fantastique, parce qu’on écoute plus facilement un prof qui nous fait rire, qui a une distance par rapport à son cours, qui arrive à désamorcer l’ennui du cours pour nous intéresser. C’était pareil quand je lisais un Tintin ou du Goscinny. Ça me faisait marrer mais en même temps j’apprenais des choses. Je me suis donc toujours dit : si on veut parler aux gens, il vaut mieux les amuser ! »

Et quand on demande à Émile Bravo si, après le repos bien mérité par ce travail titanesque qui a duré neuf ans, il sait déjà sur quel sujet va porter son prochain livre, il évoque ses multiples engagements, contre le nucléaire, le changement climatique… et toujours et encore pour se battre contre la bêtise humaine.

« Pour l’instant je me vide la tête. Mais bon, il y a tellement de choses à dire que je vais continuer. Mon idée est toujours la même : transmettre aux jeunes, aux générations futures, et toujours en essayant de se marrer un peu. Si je m’adresse à la jeunesse, c’est que ce sont eux qui pourront peut-être trouver une solution. Alors si mes histoires peuvent apporter ne serait-ce qu’une toute petite pierre à l’édifice pour rendre, c’est con à dire mais… le monde meilleur, le départir de ces identités, de ces nations, pour essayer de faire comprendre que nous ne sommes qu’une petite planète perdue au fin fond de l’univers… Il va falloir qu’on réfléchisse à tout ça sérieusement et tous ensemble, parce que comme on le voit avec le changement climatique, ce n’est pas le problème d’un pays, mais celui de l’espèce humaine toute entière. »

Un vaste programme qui augure encore de bien beaux récits qu’on se réjouit de lire dès qu’Émile Bravo se sera remis à l’ouvrage.

 

JP Soares

 

  • Dans les bacs : Émile Bravo – Spirou. L’Espoir malgré tout. Quatrième partie (Dupuis)

  • Rencontre-dédicace avec l’auteur : le 24/09 à la librairie Le Poisson-Lune (117 boulevard Baille, 5e).

    Rens. : 04 91 94 51 05 / http://le-poisson-lune.com