photo du livre Alta Rocca de Philippe Pujol
Alta Rocca de Philippe Pujol

Millefeuille | Alta Rocca de Philippe Pujol

La quête corse

 

Le premier roman de Philippe Pujol, Alta Rocca, nous emmène dans les montagnes corses, où les logiques familiales basées sur l’honneur et une nature omniprésente sont au cœur du récit.

 

On ne présente plus le marseillais Philippe Pujol, journaliste engagé qui, après s’être intéressé aux quartiers nord de Marseille et aux affres de la gestion politique municipale, se pose dans ce premier roman en « sociologue romanesque » de la spécificité corse. L’auteur prend manifestement du plaisir à s’emparer du sujet avec naturel et dans un style impeccable.

Le roman révèle l’attachement de l’auteur à cette terre où il a quelques origines, à sa nature et à la transmission des histoires et des légendes. Il dévoile également cette malédiction des non-dits dès les premières lignes du roman : « Il est des secrets si durs à porter qu’ils sont transmis aux descendants par petites gouttes, comme de minuscules doses d’arsenic dans la bouillie du bébé, un mal qui se distille ensuite dans l’âme jusqu’à cristalliser les larmes de l’enfant, les empêcher de couler, sinon vers le for intérieur, jusqu’au cœur, pour se figer, à l’âge adulte, en une mélancolie inextricable. »

Avec cette magistrale entrée en matière, Philippe Pujol nous dit quelque part que les Corses ne peuvent échapper à leur histoire et qu’ils l’auront toujours chevillée au corps et à l’esprit, qu’ils quittent leur île ou qu’ils restent insulaires.

Le récit prend place en 1850, bien après le rattachement de l’île à la France, à un moment où les partages de territoires et de pouvoirs plongent la Corse dans une période sombre, où l’ombre de Pasquale Paoli n’est jamais loin. On y suit Orso et son frère Giovanni, derniers-nés du clan des Manghjà Orso (« mangeurs d’ours »), désireux chacun d’écrire le destin de leur lignée, le premier en luttant pour sa survie dans le maquis et l’autre en quittant la vie insulaire pour l’Europe et l’Amérique à la recherche de leur père. De Giovanni, on aura de lointaines nouvelles via des lettres envoyées à son frère, s’excusant d’avoir fui cette vie de vendetta et racontant le monde. Orso raconte quant à lui l’enfance entourée de femmes, la complexité de la vie clanique, la violence de la vie maquisarde…

Philippe Pujol soigne ses personnages et nous offre une belle galerie de portraits, allant du prêtre pervers, jamais loin du diable, au tueur sanguinaire Santo, prêt à tout, en passant par la belle Annamaria, prostituée héroïque, amoureuse d’Orso qui finira rebelle dans le maquis.

Le roman ne manque pas non plus de scènes mémorables, à l’instar de la description de la syphilis à Marseille (la cité phocéenne n’étant jamais très loin dans le récit) avec force détails nous rappelant l’époque et les conditions de vie à la fin du 19e siècle, ou des vendettas sanglantes marquées par l’enlisement de la régulation policière et les montagnes-refuges pour les maquisards.

Si l’auteur en appelle au bien et au mal comme pour excuser le paradoxe corse, entre grandeur (défense de l’honneur, respect des ancêtres) et déshumanisation (crimes sanglants, viols, trahisons), il ne manque pas de nuances, déployant une grande empathie envers ses personnages, à la fois rebelles et rudes. Sa description du territoire et des montagnes rend quant à elle le roman très cinématographique et laisse ainsi l’imaginaire des lecteurs s’évader dans cet Alta Rocca si particulier et si cher aux corses.

L’originalité du roman émane de ce mélange de réalisme et de romanesque, d’une écriture stylisée et riche (peut-être un peu trop d’expressions corses pour qui ne parle pas la langue) et d’un sujet peu lu ou vu à une époque où la résistance avait encore un sens et où la liberté d’un peuple n’était pas qu’une légende, même si elle le payait au prix fort.

 

Cécile Mathieu

 

Dans les bacs : Alta Rocca (Éditions du Seuil)

À noter, le film de Philippe Pujol Péril sur la ville, visible sur Arte.tv, sera projeté le 30/08 sur le toit-terrasse de la Friche La Belle de Mai dans le cadre de Belle & Toile.