Marseille, une autre façon de voir la ville à travers son urbanisme de Marcel Bajard et Gérard Planchenault

Marseille, une autre façon de voir la ville à travers son urbanisme de Marcel Bajard et Gérard Planchenault

Marseille à croquis

 

Marseille, une autre façon de voir la ville à travers son urbanisme : c’est le titre, gros de promesses, de l’ouvrage de Marcel Bajard et Gérard Planchenault récemment paru aux Éditions Picard. Vingt-six siècles de développement urbain parcourus en cent cinquante pages richement illustrées, le voyage s’annonce ébouriffant. On s’est laissé décoiffer.

 

 

Pour la préface, rendez-vous est pris, loin du centre-ville, avec Corinne Vezzoni, architecte du lycée Simone Veil à Saint-Mitre. Marseille est décrite à travers ses espaces naturels, ses terrains délaissés et sa minéralité brûlante sous un soleil cogneur. Pas franchement dépaysant, mais cette mise en bouche a le mérite d’attirer l’attention sur le magnifique potentiel urbanistique de la ville, en dehors des sentiers battus par les clichés habituels.

Mais dès que nous retrouvons nos deux guides au détour de l’avant-propos, force est de constater que les stéréotypes ont la vie dure : Marcel Bajard et Gérard Planchenault y dressent la liste des spécificités de la cité phocéenne, depuis sa situation topographique exceptionnelle — cinquante kilomètres de côte encerclés de collines — jusqu’à son histoire industrielle faite de tuiles, de ciment et de savon, en passant par son cosmopolitisme bigarré, photos des commerces du Cours Julien à l’appui… tout y est. Mais ne jouons pas les touristes pointilleux : pas de stéréotypes sans réalités.

Les grandes étapes du voyage s’enchaînent à travers une myriade de photos, mais surtout de dessins, de croquis et de plans originaux de la main des auteurs, qui font toute la saveur de l’ouvrage. C’est d’abord la calanque du Lacydon, telle qu’elle a été colonisée par les Phocéens au VIe siècle av. J.-C., qui est ressuscitée. On y retrouve Gyptis et Protis, bien sûr, mais aussi quelques détails plus inédits. Ainsi la colonie grecque ne se réduit pas à sa polis, Massalia, mais regroupe dès l’Antiquité tout un réseau de petits villages juchés sur les points hauts alentours, les baous, comme Saint-Marcel, les Mayans ou la Cloche. Des fouilles archéologiques sur le site de ce dernier ont mis au jour, à la fin des années 1960, un ensemble d’habitations rudimentaires, qui furent probablement aussi celles qu’occupèrent les Massaliotes les moins fortunés. Ancêtres des noyaux villageois ? Réminiscence d’un développement urbain périphérique, qu’on pense si récent et qu’on oublie si volontiers ? Pas le temps pour des réponses potentiellement passionnantes, la marche de l’histoire n’attend pas. Il faut forcer l’allure : à travers les plans de ses édifices chrétiens, comme la première chapelle Saint-Victor ou le baptistère de la Vieille Major, nous parcourons les strates, encore visibles, des premiers siècles marseillais. L’abbaye grandit, les remparts s’épaississent, la tour Maubert cadenasse l’entrée du port : le Moyen-Âge caparaçonne la ville de plus en plus hostile à tout pouvoir central. C’est ainsi que nous sommes propulsés à l’époque du Roi Soleil, qui se charge de mater la rebelle en braquant une partie des canons du fort Saint-Nicolas sur le nez de ses habitants. Le rétablissement de l’autorité royale inaugure de grandes réalisations comme les arsenaux, le cours Belsunce ou la Vieille Charité. Nous revoilà aux environs du Vieux-Port (et nous y resterons longtemps) ; c’est qu’en termes de centralité, Louis s’y connaissait… Et comme un « grand » homme peut en cacher un autre, c’est au tour de Napoléon III d’entrer en scène : la ville s’étend du nord au sud (c’est la percée de la rue Impériale, actuelle rue de la République) ainsi qu’à l’ouest. Vitrine de l’empire colonial, Marseille voit naître ses plus célèbres monuments comme le nouveau port dominé par ses docks aux dimensions inouïes, la cathédrale de la Major, la gare Saint-Charles et, enfin, la Bonne-Mère. Les trésors architecturaux défilent à une cadence infernale.

Nous voici au début du XXe siècle. Les auteurs tentent à nouveau de nous attirer dans des coins moins connus, plus au nord, évidemment, où « malgré l’indigence de ces quartiers industriels », nous croisons les ombres furtives de Castel et Sourdeau. Mais en quelques lignes, le pont transbordeur s’érige et se détruit, la ville est occupée par les nazis qui dynamitent le quartier Saint-Jean, en bas du Panier. Voici Pouillon et sa façade nord du Vieux-Port, Le Corbusier et sa Cité Radieuse qui assurent la transition vers la partie la plus critique (si l’on peut dire) de l’ouvrage. La planification d’après-guerre et la réponse à l’explosion démographique des années 1960 ont laissé nos deux auteurs « pantois ». Sous l’imbroglio urbanistique qui défigure les paysages existants, trois « stratégies » se laissent pourtant deviner : celle de l’extension des noyaux villageois, lorsque la vieille ville intègre à marche forcée ses antiques petites sœurs ; celle des logements individuels, qui répond à l’économie de l’opportunisme foncier dont la ville ne se remettra jamais vraiment ; celle, enfin, des grands ensembles, terme officiel pour désigner ces barres d’immeubles appelées à devenir les effrayantes cités-ghettos. Ainsi s’achève tout espoir d’esquisser une approche urbanistique réellement originale de la Marseille périphérique…

Les touristes aiment les cartes postales, elles-mêmes faites de clichés… Retour donc au centre-ville, avec les délires ahuris d’un Gaston Defferre dont le projet de centre directionnel de la Bourse et de nouvelle gare Saint-Charles ont l’avantage de faire le lien entre l’anecdote pittoresque et la grande histoire. Deuxième avantage : ces projets sont rapidement abandonnés. Mais les touristes aiment aussi rêver. L’ouvrage s’achève donc sur un chapitre qui met en avant les réussites (ou quasi-réussites) urbanistiques récentes, comme l’Ombrière d’un Vieux-Port où plus un arbre ne pousse depuis quelques siècles déjà, le projet Euroméditerranée, où la sobriété du Mucem le dispute à la frénésie consumériste des centres commerciaux, ou encore le réaménagement du Plan d’Aou, exemple d’une politique sur le long terme pour réhabiliter les cités. Très long terme… Trop long terme… Quelques projets à venir aussi, avec la deuxième partie d’Euroméditerranée (décidément, le nord c’est très loin à Marseille), la piétonnisation du centre urbain, une gare Saint-Charles toujours plus grande.

Notre périple-lecture s’achève sur un sentiment très contrasté. Le travail de recherche, d’érudition et d’illustration est remarquable : les deux architectes urbanistes Marcel Bajard et Gérard Planchenault ont œuvré avec passion pendant quatre années pour offrir au grand public ce que nous qualifierons d’excellente introduction à l’histoire urbanistique de Marseille. D’un autre côté, on se sent un peu floué par le titre et la quatrième de couverture : « L’autre façon de voir la ville » et « cet ouvrage qui offre une approche originale » s’en tiennent, finalement, au point de vue très classique d’une histoire monumentale de la ville. À lire, donc, mais sans espoir de grandes découvertes !

 

Antoine Nicoud-Morabito

 

 

Dans les bacs : Marseille, une autre façon de voir la ville à travers son urbanisme de Marcel Bajard et Gérard Planchenault (Éditions Picard)