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Marseille n’existe plus

Spécialiste des questions de pauvreté, l’économiste Philippe Langevin interroge les inégalités de la ville. Pour lui, les écarts sont tels qu’ils interrogent l’existence même de la ville comme entité, souvent présentée comme une et indivisible. Marsactu a choisi de publier cette tribune qui éclaire la situation sociale d’une ville fragmentée.

 

 

On peut établir des tableaux et des moyennes, faire de belles cartes et des photos magnifiques, présenter Marseille comme une ville cosmopolite où se croisent toutes les cultures du monde, la réalité est moins favorable. En fait, le niveau des inégalités de toute nature qui caractérisent une cité plus célèbre par ses règlements de compte que connue par son potentiel scientifique interroge sur sa réalité même.

En termes de revenus médian, les seize arrondissements opposent les parties riches (7e, 9e, 12e) ou même très riches (8e) aux espaces les plus pauvres (1er, 2e, 14e, 15e) ou même très pauvres (3°). Les habitants des 1er, 2e, 3e, 14e et 15e du premier décile (les 10 % les plus pauvres) ont un revenu déclaré égal à 0. Ils ne vivent que des transferts sociaux. Mais 4 000 ménages sont imposés sur la fortune.

 

Tombé du camion

Celle des quatre premiers Marseillais les plus riches est équivalente au budget de la ville. Le taux de pauvreté varie de 11,5 % dans le 8e à 51,2 % dans le 3e. Au-delà des questions de revenus, les déséquilibres entre différentes parties de la cité s’expriment sur d’autres réalités. Les logements sociaux sont concentrés dans les quartiers nord. L’habitat dégradé et insalubre est celui du centre-ville. Les commerces de détail disparaissent au cœur des quartiers que l’on dit sensibles. Les services publics s’éloignent doucement des habitants qui en ont le plus besoin.

On ne compte plus les fermetures des bureaux de poste ou de cabinets médicaux. L’école maternelle et primaire reste le dernier rempart de la République dans le centre et le nord de la ville. D’un côté, la rareté de l’emploi génère une économie de bazar entre petits boulots, « tombé du camion », travail au noir et trafic de drogue. De l’autre, des ingénieurs qualifiés et des entrepreneurs de talent, qui ne fréquentent pas le marché aux puces, construisent le Marseille de la compétitivité. L’accès au logement social est très difficile. Non seulement l’offre est très insuffisante (le délai moyen d’attente est de huit ans !), mais elle est très inégalement répartie sur le territoire marseillais. Le taux de logements sociaux est de 3,4 % dans le 6e arrondissement et de 38,1 % dans le 15e. Se développe dès lors, notamment au centre ville, un logement social de fait, souvent insalubre et toujours onéreux, dont les évènements récents ont montré la dangerosité.

 

Des écarts de conditions de vie de 1 à 50

Ces déséquilibres deviennent invraisemblables au niveau des 111 quartiers qui composent Marseille. L’information statistique fait défaut. Mais quelques travaux universitaires démontrent que les écarts de conditions de vie sont de 1 à 50 !

Pour leurs habitants, les Hauts de Périer ou le Roucas-Blanc ne semblent pas appartenir à la même ville que la Belle de Mai ou Saint-Joseph. Les villas de la Corniche n’ont rien à envier à celles de la Côte d’Azur, les grands ensembles de la Castellane ou de la Savine rappellent les conditions de vie d’un autre âge. Ces territoires ne communiquent pas. Les classes favorisées font sécession. Elles se renferment dans des résidences de luxe de Saint-Giniez ou de Sainte-Anne, fréquentent les mêmes lieux, partagent les mêmes valeurs, ignorent le reste de la ville. Un grand nombre de cadres qui travaillent à Marseille habitent dans les villages tranquilles du pays d’Aix ou de la Côte Bleue. Ils ne vont jamais à la rencontre du Marseille paupérisé dont ils ne soupçonnent même pas la grande détresse.

D’un autre côté, les classes populaires s’organisent comme elles le peuvent sans même imaginer comment on vit dans les quartiers chics qu’elles ne fréquentent pas. Le mythe de la rencontre de tous au Stade Vélodrome ne résiste pas à l’analyse. Chaque tribune a sa propre clientèle. La référence à une ville d’accueil de populations en danger, bienveillante et solidaire, est un mensonge effronté. Demandez aux Roms ou aux migrants ce qu’ils en pensent.

 

Marseille va mieux que les Marseillais

Pour autant, si Marseille va mieux que les Marseillais, c’est par les grandes opérations d’urbanisme qui ont profondément bouleversé certaines parties de la ville, toujours les mêmes d’ailleurs. Les équipements du front de mer, Euroméditerranée, le Mucem, les tours CMA-CGM et la Marseillaise sont évidemment de qualité. Mais les emplois créés ou hébergés ne sont pas accessibles aux demandeurs de ces quartiers qui n’ont ni la qualification ni la mobilité pour pouvoir y prétendre. Les programmes de logements neufs ne leur sont pas destinés. Se côtoient alors le talent et la richesse avec le chômage et la précarité à quelques mètres des uns des autres. Il n’y a plus d’effets d’entrainement des quartiers favorisés sur les autres. Marseille est une ville archipel ou des îlots de réussites se déploient dans des milieux de précarité et des îlots de précarité dans des îlots de réussite.

En matière économique, l’innovation est souvent présentée comme la réponse aux défis de notre temps. Mais elle est généralement assimilée au redéploiement du numérique, au développement des start-up et à l’intégration des entreprises dans des réseaux de performances par toutes sortes de systèmes informatiques. Si on observe le succès des espaces de coworking, des makers et des fabs labs (il faut parler anglais pour se faire comprendre), notamment dans le centre-ville, leur impact sur le marché du travail est insignifiant. Le numérique ne construit pas une société intégrative.

 

La smart city n’aime pas les pauvres

Ces jeunes ingénieurs de talent ne sont pas des entrepreneurs. Non seulement la majorité des start-up ne franchissent pas le cap de leur première année, mais peu d’entre elles grandissent. Les pôles de compétitivité écartent par définition les actifs qui ne le sont pas. Ce sont les plus nombreux. La smart city n’aime pas les pauvres. Et le sous-emploi perdure. Entre 2010 et 2015, l’emploi au lieu de travail n’a pas augmenté. Son taux de croissance annuel moyen est de 0 %. Le taux de chômage au sens du recensement des 15-64 ans est de 18,5 %, le taux d’activité de 66,9 %, un des plus faibles des grandes villes françaises. Le taux de pauvreté est de 26,5 % ; et bien plus élevé si on prend en compte les ménages légèrement au-dessus de ce seuil. La pauvreté invisible est bien plus forte que la pauvreté visible. La question posée est celle du destin des non compétitifs. L’immense potentiel de recherche des grands établissements publics et de l’université ne bénéficie en rien aux habitants de la ville. La recherche est hors sol.

C’est sans doute pourquoi la politique de la ville et davantage encore celle de la rénovation urbaine n’ont pas réussi, malgré des investissements considérables, à renverser durablement la situation sociale des habitants de quartiers qui restent enfermés dans la précarité. Certes, la politique de la ville a permis au secteur associatif de conduire des actions intéressantes en matière de culture, d’activités sportives, de sécurité ou d’accompagnement à l’emploi sur les périmètres invraisemblables définis par la loi Lamy au sein de taches urbaines qui n’ont pas beaucoup de sens. La rénovation urbaine a mobilisé plus d’un milliard d’euros, des aménageurs et des architectes « pour reconquérir les quartiers à la ville ». Ces actions, importantes et souvent conduites depuis longtemps, ne sont pas secondaires. Les dix-sept opérations de rénovation urbaine ont modelé des quartiers de misère par des démolitions et de construction de logements sociaux, l’amélioration de l’offre de services, la modernisation de la voirie, l’insertion d’une jeunesse désorientée sans pour autant pouvoir ressouder le Marseille d’en haut avec le Marseille d’en bas.

 

Ville coloniale sans colonie

Il faut alors se rendre à une évidence. Marseille n’existe plus. Ville ouvrière sans ouvriers, ville coloniale sans colonie, ville portuaire alors que l’essentiel du trafic lui échappe au bénéfice de Fos-sur-Mer, sans projet collectif à même de la reconstruire, Marseille est devenue un ensemble de quartiers qui ne se connaissent pas, d’habitants qui ne se fréquentent pas, d’ingénieurs venus d’ailleurs et d’aménageurs du territoire et déménageurs de leurs populations.

Les tableaux de l’INSEE ne font qu’additionner des situations qui ne sont pas comparables sur des totaux arithmétiques sans réalité sociale. Quand les écarts types des indicateurs de développement sont au niveau de ceux calculés ici, les moyennes n’ont plus aucune signification. Les livres de photos sur Marseille sont bien plus nombreux que les analyses économiques ou sociales. La réalité de la ville n’est pas celle de son image.

Tout n’est pas de la faute de Marseille dans une société d’individus dont l’aspiration au bonheur individuel ignore superbement le sens des engagements collectifs. Mais dans cette ville du verbe où on ne se parle pas, la valorisation des succès ne devrait pas occulter l’augmentation de la misère. Car la situation ne s’améliore pas. Le taux de pauvreté continue son irrésistible progression dans l’indifférence générale. Si finalement, la situation de la ville n’est pas celle de beaucoup de capitales africaines, ce n’est pas l’augmentation du nombre de croisiéristes ou de petites entreprises innovantes qui l’explique. C’est le résultat de l’implication d’une société civile qui ne se retrouve plus dans une classe politique usée jusqu’à la corde et incapable de se renouveler. Le secteur associatif reste puissant, malgré le retrait général des aides publiques. Dans tous les champs de la vie sociale, et notamment dans le combat contre la pauvreté, les associations apportent leur accompagnement et leur regard. Les entreprises participent activement à la reconstruction de la ville. Les églises y ont aussi toute leur part.

On aurait aimé croire que la mise en place laborieuse de la métropole d’Aix-Marseille-Provence, en restituant la ville par rapport aux autres villes qui l’entourent autour d’un projet commun, participe activement à sa reconstruction. Pour l’instant, il n’en a rien été. Bien au contraire, la plupart des 91 maires concernés, et notamment ceux d’Aix-en-Provence, Aubagne et Martigues, ne cessent de s’opposer à toute forme de partage et relèguent encore davantage Marseille, déclarée responsable de tous les maux de la terre, à leur périphérie. C’est un comble.

En conclusion, Marseille n’existe plus comme entité visible et lisible pour affronter les défis de notre temps. De plus en plus segmentée, morcelée, précarisée, la ville navigue à vue sans parvenir à rebondir. Cet ensemble de quartiers ne fait pas une ville. Les Marseillais seront le ciment de sa reconstruction s’ils arrivent à donner un contenu à la solidarité et un sens à la fraternité.

 

Philippe Langevin

Président de l’Association régionale pour le développement local. Ancien universitaire, il est aussi l’auteur d’un rapport sur la pauvreté à Marseille pour le Secrétariat social de Marseille, centre de réflexion chrétien.