Marseille : la politique muséale

Marseille : la politique muséale

L’art-naque marseillaise

Depuis deux ans, nos élus ne cessent de parler des millions investis dans la culture, au point que l’on pourrait rêver de reprendre la formule gaulliste à notre compte : « Marseille outragée, Marseille brisée, Marseille martyrisée, mais Marseille libérée ! » Mais qu’en est-il réellement de la politique muséale ?

Avant toute chose, rappelons-nous les propos tenus dans ces colonnes par Pascal Neveux, directeur du Fonds régional d’art contemporain (FRAC PACA), sur les points forts et faibles de Marseille au niveau culturel : « Le meilleur atout est indéniablement son tissu associatif et son implication alors que les moyens sont très précaires. La faiblesse, c’est sa dynamique institutionnelle, muséale, insuffisamment forte, lisible. Les structures sont présentes, mais les financements ne sont pas à la hauteur. Marseille, qui possède un patrimoine incroyable, n’a pas compris — ou très tardivement — que la culture était un vecteur de développement économique et d’image. On vit actuellement une situation complexe : un potentiel et un gâchis énormes. (1) » Souvenons-nous également des déclarations de l’adjoint chargé de l’action culturelle à la Ville de Marseille, Daniel Hermann, à propos de Marseille Provence 2013 : « Nous investissons des dizaines de millions d’euros pour permettre aux musées de rattraper leur retard. Mais il faudra que les équipes suivent, tant sur l’amplitude des heures d’ouverture que sur la qualité de l’accueil. (…) Le niveau des équipes actuelles n’est pas à la hauteur de nos ambitions. (2) » Grâce à Monsieur Hermann, nous avons enfin trouvé les responsables du sinistre muséal marseillais : le personnel « qui n’est pas à la hauteur ». Mais de quel personnel parle-t-on ? De celui qui attribue les financements ou de celui qui fait avec ce qu’on lui donne ? Quels budgets octroie-t-on aux musées pour programmer des expositions d’envergure, ou tout simplement pour fonctionner ? Quels sont les moyens chiffrés de ces « ambitions » ? Et comment se situe Marseille par rapport à Lyon ou Lille (capitale européenne de la culture en 2004) ?
On pourrait penser qu’il est aisé d’obtenir des chiffres, or, la municipalité impose un droit de réserve à ses employés, les empêchant de communiquer (entre autres) sur les sommes qui leur sont allouées ! Il est donc extrêmement difficile d’obtenir des informations claires ; un rite initiatique municipal est nécessaire : il faut passer de service en service, attendre que l’on daigne vous rappeler, faire face à une réticence et à un manque d’amabilité certains. Le système est aussi transparent que l’eau des calanques du côté de Callelongue un jour de vent d’est. Notons au passage que les mairies de Lille et Lyon s’expriment quant à elles rapidement et librement sur ce point. La part consacrée à la culture dans le budget global de Lille s’évalue à 14 % (soit 59,4 millions d’euros), contre moins de 10 % à Marseille (45,401 millions). Et quand la cité phocéenne en réserve 1,7 million à sa petite dizaine de musées, la capitale des Flandres, qui compte quatre fois moins d’habitants, peut se targuer d’un budget supérieur de quinze millions à celui de son homologue du sud et de donner deux fois plus d’argent à ses musées (3,4 millions).
Alors, certes, construire de nouveaux musées, c’est bien, mais ne faudrait-il pas commencer par donner de réels moyens à ceux qui existent déjà ? Cette somme ridicule de 1,7 million pour l’ensemble des musées se résume en une formule : déshabiller Pierre pour habiller Paul. La politique de la ville consiste à organiser une « grande » exposition par an. La direction des musées de Marseille est un poste stratégique : c’est la condition pour sortir du purgatoire qu’il représente au regard des autres musées hexagonaux. Etre directeur, c’est avoir la mainmise sur ces fonds, montrer ce qu’on sait faire et espérer une promotion loin d’ici. Bel exemple avec Marie-Paule Vial, qui a utilisé une majeure partie des budgets pour monter de grandes expositions (dont la récente De la scène au tableau au Musée Cantini) et a été nommée par Frédéric Mitterrand pour prendre la direction de l’Orangerie à Paris au 1er janvier 2011. Peut-on en vouloir à Madame Vial, qui a lutté pendant des décennies pour tenter de sortir la ville de ce marasme ? Son départ est la conséquence directe de la politique muséale de la ville et de cette logique de survie.
Autre démonstration du misérabilisme phocéen : le [mac]. Le musée d’art contemporain n’a fait aucune acquisition depuis 2007 — une bonne nouvelle pour ceux qui ont acheté le catalogue à cette époque et effectué ainsi un investissement rentable… Aujourd’hui, le [mac] doit organiser des expositions avec un budget qui avoisinerait les 30 000 euros et une équipe technique réduite à peau de chagrin (elle se limite, pour l’ensemble des musées municipaux, à huit personnes, contre plus d’une trentaine il y a quelques années), tandis que certaines œuvres sont laissées dans un coin car on n’a pas les moyens de les restaurer. Seulement une partie de la collection est visible ; impossible de déplacer des œuvres au sein du [mac] ni d’en faire venir de la réserve, qui se trouve à cinq kilomètres : le transport est trop coûteux et hors budget ! Et que dire des dessins et photographies non exposés faute de budget pour l’achat de rideaux noirs, tout comme certaines œuvres vidéos, puisqu’il est impossible de louer des projecteurs ?
Depuis que l’exposition de Zineb Sedira est terminée, une partie du musée est vide… Une exposition qui révèle d’ailleurs une autre face de l’art-naque marseillaise. Doit-on en effet sourire ou pleurer lorsqu’on apprend que le directeur de cabinet de Daniel Hermann a expressément demandé la fermeture de la pièce où était projetée la vidéo Mother, father and I, dans laquelle les parents de l’artiste évoquent leur vie en Algérie durant la colonisation et leur immigration en France ? Quelques appels menaçants de caniches enragés du huitième arrondissement auront suffi pour que cette pièce tombe miraculeusement en panne à plusieurs reprises ! C’est pourtant bien Sedira qui a été choisie comme première artiste de l’autre rive pour Marseille 2013.
Voilà la triste réalité d’une institution qui possède une collection incroyable (il en est de même pour Cantini et les Beaux-Arts), mais qui se meurt à petit feu. Trois expositions maximum par an, 30 000 visiteurs, contre 200 000 pour le MAC de Lyon (pourtant en périphérie), qui organise entre cinq et douze expositions. Certes, le budget alloué par la capitale des Gones à la culture est deux fois supérieur au nôtre. Pour Thierry Raspail, directeur du MAC lyonnais, « on sait que l’investissement dans la culture permet un retour économique correspondant à 2,5 fois la mise de départ. Cela se concrétise dans l’hôtellerie, en image de marque, en échanges marchands, en entreprises du tertiaire. » Ce que la métropole lilloise avait déjà compris des années avant de devenir capitale européenne de la culture. On ne s’étonnera donc pas que « Lille 3000 » ait attiré des partenaires (une dizaine) pour soutenir l’événement, alors que la mairie de Marseille paye le prix de sa négligence —aujourd’hui, seuls deux partenaires se sont engagés.
Quand on déclare à la mairie vouloir « faire aussi bien que le Lille 3000 », il serait bon de retenir que cette ville fait preuve d’un véritable engagement politique culturel, en donnant des moyens à ses musées pour fonctionner et gagner en visibilité — et par « visibilité », entendez « qui ne se limite pas à la façade ». Soyons clairs, Marseille ne donne pas d’argent à ses musées parce qu’elle s’en fiche, mais aussi parce qu’elle est pauvre, notamment car sa carte fiscale, établie voici plus de cinquante ans, provoque un déséquilibre flagrant : les populations des quartiers les plus riches (Endoume, le Roucas Blanc…) payent moins d’impôts locaux que les habitants du premier arrondissement ! Il serait temps que nos responsables comprennent qu’il ne s’agit pas de multiplier les constructions ou les effets d’annonces et se souviennent qu’un musée a essentiellement deux fonctions : montrer et conserver. Or, sans moyens, ni l’un ni l’autre ne sont possibles. En cela, nous rejoignons Monsieur Hermann : le personnel n’est pas à la hauteur, mais désormais, on sait duquel on parle.

Nathalie Boisson

Notes
  1. Cf. l’Interview de Pascal Neveux dans Ventilo n° 266 []
  2. Cf. Le Ravi N°80 janvier 2011, article de Stéphane Sarpaux[]