Eugène Isnardon, le débarquement des oranges

« Marseille a toujours été italienne ! » : des siècles d’immigration aux Archives municipales

Au sous-sol des Archives municipales se dessine le portrait des familles italiennes qui ont immigré à Marseille. Du Panier à Menpenti en passant par la Belle de Mai, elles ont participé à la construction de la ville, malgré les fortes discriminations.

 

 

« Vous voyez bien que je suis maire de Naples ! », répondait Siméon Flaissières, maire de Marseille, au journaliste Albert Londres qui se demandait pourquoi il entendait autant parler italien quand il se promenait en ville. Les voisins méditerranéens des Marseillais, qu’ils soient venus par la terre ou par la mer, ont depuis des siècles arpenté la ville. En réunissant leurs fonds propres, mais aussi des fonds privés, les Archives municipales de Marseille retracent l’immigration italienne et sa mémoire à travers une exposition visible jusqu’au 12 mars 2022.

Au sous-sol de l’ancienne manufacture de tabac, trois salles se succèdent en formant un U. Sur des murs vert, rouge et jaune vif, des parchemins du 12e siècle côtoient des bagues aux gravures italiennes offertes à Gaston Defferre. « Marseille a toujours été italienne et ce n’est pas forcément l’image du pauvre immigré qui casse des cailloux dans la rue qu’il faut garder ! », souligne Isabelle Aillaud, chargée de l’action culturelle aux Archives municipales.

 

Des marchands de sangsues

Pour le premier retour dans le passé, les archives ont décidé de mettre en lumière les personnes. La situation économique du pays en forme de botte étant fragile, nombreux sont les négociants et les notables venus s’installer à Marseille au XIXe siècle. C’est le cas de la famille de Giuseppe Maccario, un piémontais naturalisé en 1895, dont l’immense portrait figure au mur. Ici, il élevait et commercialisait les sangsues dans son magasin situé sur la Grand’Rue. Les vertus médicinales de ces parasites étaient vantées à l’époque et parmi les marchands, « six portent des noms à consonance italienne », indique un panneau de l’exposition. « On s’est demandé si c’était une spécialité importée d’Italie, mais on n’a pas la réponse », s’amuse Isabelle Aillaud.

Suivront les travailleurs, main d’œuvre toute trouvée pour la ville qui s’industrialise à vue d’œil. Dans l’enceinte même des Archives municipales, à deux siècles près, 2 000 ouvrières s’attelaient à la production de tabac, dont de nombreuses Italiennes. D’autres photos en noir et blanc montrent des hommes au travail pour la construction du canal de Marseille. Dès lors, des registres de recensement sont tenus. « Dans les années 1900, il y avait 25 % des Marseillais d’origine italienne », note la spécialiste. La ville comptait alors moitié moins d’habitants qu’aujourd’hui.

 

Des « petits bouts » d’Italie

Changement de décor. La deuxième salle des Archives revient cette fois sur les lieux emblématiques foulés par les immigrés. À l’évidence, le port est le premier endroit qui voit se côtoyer les dockers et les marchandes d’oranges. À leur arrivée, les Italiens se dispersent en fonction des filières d’immigration et de la géographie industrielle de la ville. Si bien qu’à Marseille, il n’y a pas de « quartier italien » visible.

« L’installation se fait non seulement en fonction de la proximité du lieu de travail, mais aussi de l’origine régionale des émigrants », peut-on lire plus loin. Dans le quartier Saint-Jean, les Italiens de Naples et de Sicile étaient majoritaires. Valère Bernard, poète marseillais, rend hommage à ce quartier et ses habitants dans un poème au nom provençal, Bagatóuni, qu’on pourrait traduire par « bidonville ». Les détails sur la vétusté ne manquent pas, mais ça ne l’empêche pas de conclure gaiement : « Ils mènent la ronde des gueux : Tout Bagatóuni semble en fête. »

 

Au début, je recopiais les mots français sur ma main quand j’allais faire les courses. J’avais honte ! (Extrait d’un témoignage de l’exposition)

 

Si l’exposition permet de mettre un visage derrière ces familles italiennes, elle tire le fil de leur descendance. Et du tiraillement vécu. « Ma vie est en France, mais mon cœur est en Italie », chuchote une habitante de la Belle de Mai dans un dispositif sonore de l’exposition. Les difficultés de l’adaptation sont aussi évoquées. « Au début, je recopiais les mots français sur ma main quand j’allais faire les courses. J’avais honte ! », témoigne un autre.

 

Une italianophobie assumée

Le parcours ne fait pas l’impasse sur les profonds relents racistes que les trois vagues d’immigration ont vu arriver avec elles. L’affiche électorale de Maximilien Carnaud pour les élections législatives de 1894 évoque « l’envahissement des Italiens […] qui ont fait augmenter vos loyers et qui pourtant maintenant relèvent la tête, croient être aussi français que vous. » Ces peurs jouant sur la situation économique deviennent alors le terreau d’une italianophobie assumée qui n’hésite pas à insulter les Italiens de « babi ».

Ce racisme viendra tristement s’illustrer en 1881 lors des vêpres italiennes. Cette année, quand les troupes françaises débarquent à Marseille après avoir conquis la Tunisie, elles sont sifflées. Le Club nazionale italiano, situé au 2, rue de la République, est accusé et une véritable chasse à l’homme s’organise. Bilan : trois personnes sont mortes et une vingtaine blessées. « Chaque vague d’immigration amène des poussées xénophobes. Notre mission, c’est aussi de montrer qu’il y a toujours des liens entre le passé et le présent. Les Italiens ont été traités comme sont traités aujourd’hui les Nord-Africains et les Comoriens », considère Isabelle Aillaud.

 

Dissensions politiques

Entre Italiens aussi les querelles sont réelles. Par ricochet, les débats politiques du pays agitent Marseille, notamment entre les fascistes et les antifascistes. Au milieu de la paperasse administrative de l’époque, on peut lire une lettre du préfet destinée au ministère de l’Intérieur qui annonce la tenue d’une manifestation où « les antifascistes italiens de Marseille » seront présents. Mais l’arrivée de Mussolini au pouvoir en Italie a d’autres conséquences sur la ville. Celui qui se faisait appeler le « Duce » met en place une vraie politique d’encadrement de la diaspora. « Il fait tout pour que ces Italiens ne s’assimilent pas, il veut garder le lien avec la mère patrie. »

L’illustration de cette volonté : la construction de la Casa d’Italia, dans le 5e arrondissement, avec une architecture de style fasciste. Au-delà de sa fonction administrative, ce consulat accueillait des mariages, proposait des activités de chants, de fanfares, de cours de langue et de civilisation pour faire perdurer les traditions italiennes. Plus récemment, la nouvelle de sa vente en 2019 a ému bon nombre d’Italiens attachés à ce lieu.

Les traces de la culture italienne sont donc nombreuses à Marseille. Sculptures, dessins, partitions, dans la dernière salle la pléthore d’archives de la Ville de Marseille recèle d’objets révélant une « italianité » marseillaise. Si la culture populaire retient les pâtes et les pizzas, la ferveur pour la musique et en particulier l’opéra a, elle-aussi, perduré. « Demandez aujourd’hui à un amateur d’opéra à Marseille, s’il n’y a pas au moins une fois par an une pièce de Verdi, c’est la catastrophe ! », taquine Isabelle Aillaud. Des loges cossues de l’opéra jusqu’au camion à pizza, la rétrospective de l’immigration italienne fourmille de toutes ces histoires de vies qu’a vu passer la cité portuaire.

 

Suzanne Leenhardt

 

Marseille l’Italienne : jusqu’au 12/03/2022 aux Archives municipales (10, rue Clovis Hugues, 3e).

Rens. : www.marseille.fr