Robert Pettinelli © Radio Grenouille

L’interview : Robert Pettinelli

Cela fait quelques mois que le jazzman diffuse 1949. Vendu de la main à la main lors de jam sessions, ce disque est une véritable machine à voyager dans le temps, un bijou de bebop composé à Marseille… à la fin des années 40 ! Explications.

Tu reviens d’une tournée au Maroc avec de jeunes pousses du jazz phocéen…
Le groupe se composait de Wim Welkers, Cedric Beck et Sam Favreau. On s’est parfaitement entendus. On a pris énormément de plaisir à jouer ensemble, se balader dans les souks, etc. On jouait dans un grand hôtel de Rabat, le Pietri, tenu par un amateur de jazz. Il y avait plein de monde. Nous avons joué des thèmes de Stan Getz ou Chet Baker. Des standards.

Ces jeunes musiciens sont pour la plupart passés par la classe jazz du Conservatoire de Marseille.  Sont-ils vraiment différents des musiciens que tu as pu fréquenter depuis le début de ta carrière ?
Non. Quand Guy Longnon s’est vu confier la mission d’ouvrir la première section de jazz au sein d’un conservatoire en France, et même en Europe -parce qu’à l’époque c’était unique en Europe- il s’est renseigné pour savoir s’il y avait des jazzmen à Marseille afin de constituer son jury, alors il m’a pris, ainsi que deux ou trois autres. Pendant quelques années, nous étions juste là pour donner notre avis. De toute façon, dans le jazz, les générations se mélangent. La question des générations ne se pose pas.

Certes, mais en 1949, juste après la Libération, qu’en était-il de la « rage de vivre », pour reprendre le titre du bouquin un peu mensonger de Mezzrow ?
Pour ma part, ce n’est pas vraiment ainsi que cela s’est passé. Tout simplement parce que la guerre avait tout foutu en l’air. J’ai toujours vécu à Marseille, même pendant la guerre. J’ai connu le jazz par un de mes cousins qui avait quelques très bons disques d’Armstrong et de Duke Ellington, et ça m’a plu. J’ai immédiatement été séduit par Johnny Hodges, grand saxophoniste alto dans l’orchestre d’Ellington : voilà pour l’origine de mon choix d’instrument. En 45 sont arrivés les premiers enregistrements de bebop, de Parker surtout, et je suis tombé dedans. C’est aussi à la Libération que le journal Jazz Hot ressort. Je me souviens particulièrement d’un article d’André Hodeir qui disait quelque chose comme : « Voilà, pendant cinq nous n’avons pas pu aller aux Etats-Unis, là j’en reviens, je suis allé au Minton, et j’ai vu des gens qui ont découvert une nouvelle façon de jouer le jazz ». Evidemment ça m’a intéressé et j’ai acheté un disque, puis un autre, etc. J’ai désormais toute une pile de 78 tours de Parker. Ils m’ont appris beaucoup de choses.

Tu relevais les solos de Parker ?
Non pas exactement, les solos je les entendais. Je relevais surtout les thèmes, puis je les apprenais aux copains.

As-tu pu le rencontrer ?
Non. Je suis bien allé le voir lorsqu’il est passé en concert à Marseille, mais c’était un type un peu inabordable, et niveau comportement personnel il était limite. J’ai un souvenir extraordinaire de ce concert mais de là à le rencontrer… En fait, à l’époque l’endroit jazz de Marseille s’appelait La Chistera (rue de la Paix), et le jour du concert, les musiciens sont venus boire un coup. Je me suis alors retrouvé sur des photos à leurs côtés.

De nos jours, tu te retrouves même à animer des bœufs…
Pas vraiment, je joue, tout simplement. Avant c’était à l’Ache de Cuba, maintenant ça s’est déplacé au Molotov. Le principe : un quartet joue quatre ou cinq morceaux et ceux qui veulent se joindre à nous peuvent le faire. Nous choisissons spontanément ce que nous allons jouer.

Tu n’as jamais vraiment pensé à enseigner le jazz ?
Ne sachant ni lire ni écrire la musique, je ne me suis jamais senti capable d’enseigner.

Mais justement, tu pourrais être un des ces passeurs de la transmission orale du jazz…
C’est une musique qui s’apprend sur le tas, en jouant ensemble. J’ai rencontré des gens qui m’ont demandé si je donnais des leçons, et j’ai toujours répondu que j’en suis incapable. Alors je les orientait vers Joe Ouillet, un très bon saxophoniste. Toutes les fois où j’ai discuté avec des musiciens qui me demandaient des conseils pour progresser, je leur disais qu’il faut jouer un peu de piano, un peu de guitare, parce connaître le nom d’un accord c’est très bien, mais le faire sonner c’est autre chose.

Ces musiciens professionnel jouent avec toi sûrement parce qu’ils savent que tu swingues.
Le swing… Je n’arrive pas à y mettre des mots dessus. Mais il est essentiel parce que c’est l’essence même du jazz. Maintenant, on se dirige vers des musiques très rythmées, avec des mesures à sept temps comme les musiques des Balkans… et je n’y comprends rien. Guy Longnon demandait : « Est-ce que tu as une définition du sex appeal ? » Parce que quand tu vois une fille qui en a, tu te dis : « Oui, celle-là elle a du sex appeal… ». Le swing c’est pareil : tu l’as ou tu l’as pas. C’est une histoire de sensation. Tu peux être un musicien médiocre et swinguer de la même façon que tu peux être un excellent musicien et ne pas swinguer. Je n’ai même pas de définition du jazz. On a tendance à appeler « jazz » plein de musiques différentes.

Le jazz est devenu une « musique du monde » parmi d’autres.
C’est ça. C’est devenu un mot un peu magique, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs.

A tes débuts avaient lieu des débats cruels qui parlaient de « vrai jazz ». Qu’en est-il aujourd’hui ?
Je ne sais pas. C’est vrai qu’à l’époque, Panassié a beaucoup œuvré pour que l’on connaisse Armstrong, Ellington, Fats Waller, etc. Quand est arrivé le bebop, il a même dit que ce n’était pas du jazz. Il n’en avait pas saisi l’évolution. Et pourtant, Parker jouait autant qu’Armstrong, mais d’une autre façon. Bud Powell swingue autant que Count Basie, mais d’une autre façon.

Quand Coltrane s’est tourné vers le spirituel…
Alors ça, je ne je sais pas si c’est vrai, parce que musique et spiritualité sont deux choses différentes. Quand Arvanitas jouait avec Yusef Lateef, il en a profité pour se perfectionner, ce n’était pas pour la « recherche spirituelle ». D’ailleurs, c’est avec moi qu’il s’est mis au jazz. Avant, il jouait du boogie…

Toi, tu es resté amateur…
Je me suis dirigé vers la pharmacie. J’avais vingt ans et j’aurais pu apprendre la musique, c’est plus facile. Mais j’avais vraiment la passion du bop, et je ne me voyais pas mettre de côté cette passion pour vivre de la musique. C’est prétentieux de dire ça, mais je n’avais pas envie de faire des concessions. Quand je travaillais, j’allais à Paris pour des réunions et j’en profitais pour descendre à Saint-Germain-des-Prés. J’ai pu y jouer avec Michelot, Utreger, Solal… Je connaissais parfaitement bien Barney Willen. Par contre je n’ai jamais joué à New York, j’y ai juste vu Gil Evans en grand orchestre au Sweet Basil’s, à trois tables de celle de Herbie Hancock.

Et voilà qu’à plus de 80 ans, tu sors enfin ton premier disque !
En décembre 1949, il y avait ce qui s’appelait (pompeusement) « le Tournoi international des orchestres de jazz amateurs ». Quelques mois avant, André Francis (de l’ORTF) avait fait une tournée d’enregistrements à Lyon, Marseille, Toulouse… et ça servait d’éliminatoires pour le tournoi en question. Nous, on avait enregistré dans un studio de la radio, cours Franklin Roosevelt, et on m’avait donné quelques 78 tours en cire pour en garder une trace. On m’avait prévenu de leur fragilité et qu’au bout de quelques écoutes, on risquait de ne plus très bien entendre. Alors j’ai mis ça dans un coin et, il y a peu, en déménageant, je me suis dit que je devrais les ressortir. Avec l’aide d’un ami, j’ai réussi à rentrer le disque dans l’ordi et voilà ! J’ai surtout fait ça pour mes petits enfants en fait, ils ont été tirés à deux-cents exemplaires, et je ne me vois pas en faire davantage.

Propos recueillis par Laurent Dussutour.

1949 est disponible dans les bacs.