Philippe Pujol © Astrid di Crollalanza

L’Interview : Philippe Pujol

Prix Albert Londres 2014 pour sa série de reportages Quartiers Shit, Philippe Pujol sort maintenant un livre, French Deconnection, version augmentée de ses articles parus ces quatre dernières années sur les quartiers Nord de Marseille. L’ex-journaliste de La Marseillaise y dresse le portrait d’une cité phocéenne populaire sous un regard nouveau. Style brut garanti.

 

Pourquoi avoir choisi d’écrire sur les quartiers Nord ? N’est-ce pas un peu attendu ?
Oui, mais c’est toujours fait de manière un peu superficielle ou alors en déconnectant complètement l’aspect délinquance et l’aspect sociétal. On a l’impression qu’il y a un sujet tabou. Un petit peu par la force des choses, je me suis retrouvé à traiter un sujet convenu mais de manière totalement différente, sans pour autant chercher cette différence. Je me contente d’écrire ce que je vois, sauf que je vais peut-être un peu plus près que les autres.

 

Vous avez reçu le prix Albert Londres 2014 pour la série d’articles Quartiers Shit qu’on retrouve dans votre livre et qui s’intéresse aux conséquences sociales du trafic…
Dans la première série, French Deconnection, j’ai abordé tout ce qui est fonctionnement de trafics de drogue, en essayant de montrer que ce n’est pas aussi simple qu’on peut le penser. Je me suis rendu compte qu’il y avait une imbrication énorme entre les réseaux et les soi-disant victimes. La frontière n’est pas aussi claire. Il y a une interconnaissance entre les gens qui font le trafic de stupéfiants et ceux qui le subissent. Je voulais décrire cette complexité. Je ne voulais pas rendre cela simple car en rendant simple, on rend simpliste, et ça donne un discours attendu, vieux comme le monde, qui tend à opposer les uns aux autres, avec des gentils et des méchants. Je ne fais de cadeaux à personne mais je n’enfonce personne. Je n’ai pas de jugement moral.

 

Vous êtes témoin de ce que vous appelez la « violence sociale ». Comment arrive-t-on à s’en détacher ?
Depuis que je suis journaliste de faits-divers, je suis une sorte d’éboueur de l’âme humaine. Ça fait bien longtemps que j’ai ce détachement qui me permet de ne pas vivre comme si ce que je vois m’arrivait. Il y a quand même quelques moments durs, mais je ne découvre rien. La misère, on ne la découvre pas : on sait tous qu’elle existe. La violence aussi, puisqu’on en parle en permanence. Ce qui veut dire que cette capacité à s’en détacher, pratiquement tout le monde l’a.

 

Pourquoi faire un livre ? Vous aviez l’impression de ne pas avoir tout dit ?
J’avais le sentiment que tous ces articles étaient éparpillés, c’était donc l’occasion de les rassembler. J’avais aussi l’impression que le poids de l’édition pouvait donner une autre ampleur à ce discours nouveau qui avait été publié dans La Marseillaise et qui ne touchait que les initiés. Là, avec ce livre, on en parle plus. Et puis, journaliste, c’est un métier que j’ai toujours fait en étant fauché. Si d’un seul coup, je peux me faire un peu d’argent, ça serait génial.

 

Pensez-vous que ça va changer quelque chose ?
J’aimerais répondre oui, mais je ne pense pas. Je décris un système parfaitement en place qui a montré toute sa puissance pendant les dernières élections municipales et sénatoriales. C’est un système clientéliste profondément ancré dans cette ville, qui de toute façon est un mode de fonctionnement dans les politiques locales nationales mais dont Marseille est une sorte d’allégorie. C’est tellement ancré que je ne vois pas comment un livre, même s’il se vend bien, pourrait changer quelque chose. Ça peut tout de même faire plaisir à certains habitants de ces cités de Marseille ou d’ailleurs, parce que ça va leur montrer qu’il y a un certain journalisme qui les comprend et les analyse. Je ne pense pas être le seul, très loin de là.

 

Quand vous voyez que Marseille est régulièrement sous le feu des projecteurs en tant que « capitale française des règlements de comptes », ça vous énerve ?
Non, ça ne m’agace pas parce qu’on le cherche bien, il y a une part de vérité. C’est injuste, mais on a qu’à régler les problèmes réels et incontestables que cette ville a accumulés, et ensuite on pourra crier au dénigrement. Pour le moment, on ne peut pas. Mais il est vrai que Marseille attire tous les fantasmes. C’est la ville légitime dans l’opinion française pour parler de délinquance. Pourtant, les voyous de Paris sont les mêmes, ceux de Lyon aussi… Les magouilles politiques aussi sont identiques. Sauf qu’ici, il y a une concentration politique de tout ça, qui rend intelligible ce discours.

 

Vous êtes le premier journaliste localier à recevoir le prix Albert Londres et pourtant, aujourd’hui vous êtes au chômage. Que s’est-il passé ?
La Marseillaise n’allait pas fort. Pour le moment, je suis le premier et seul licencié économique. Ils voulaient peut-être un symbole de la galère dans laquelle ils sont. Ce qui est symptomatique de l’état des médias, c’est qu’avant, un journaliste avec le prix Albert Londres trouvait du boulot instantanément. Aujourd’hui, on félicite et on propose des piges, mais personne n’offre un contrat. Après, je ne suis pas à plaindre. Ces jours-ci, il y en a des dizaines qui sont licenciés et qui font bien leur job. Eux n’ont pas le label « Albert Londres ». Combien vont galérer ?

 

La Marseillaise est en cessation de paiement. Que va devenir le journal d’après vous ?
Ce n’est pas la première crise que traverse le journal, même si c’est l’une des plus dures. Je pense qu’il s’en remettra, mais avec beaucoup de dégâts. Soixante-dix ans d’existence, né dans la Résistance, une vraie ligne éditoriale qui réchauffe toute la tiédeur de la presse marseillaise… S’il vient à disparaître, on constatera à quel point il est important. Ce serait une catastrophe pour cette ville, l’aspect sociétal sera complètement délaissé. Mais je pense qu’ils ne laisseront pas le journal mourir. Il y aura toujours quelque chose.

 

Et vous alors, qu’allez vous devenir ?
J’ai plein de projets, un autre bouquin à l’écriture. J’essaie de faire un De sang froid (Truman Capote) à Marseille, c’est-à-dire l’étude approfondie d’un fait-divers pour expliquer une ville entière, voire la France à un moment donné. Ce sera le prolongement de French Deconnection et mon dernier livre sur le sujet. J’aurai dit tout ce que j’ai à dire.

Propos recueillis par Mathilde Gérard

 

Dans les bacs : French Deconnection, au cœur des trafics (coédition Robert Laffont et Wildproject, 15 €)