L’interview : Frédéric Nevchehirlian

L’interview : Frédéric Nevchehirlian

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Alors que l’artiste marseillais s’apprête à délivrer un album de haute volée, entre rock et poésie déclamée autour de textes de Jacques Prévert (voir chronique), nous avons profité d’une rencontre pour le « décortiquer » avec lui.

Attendez-moi sous l’orme, comptine douce-amère, donne le ton du disque. Les puissants promettent, le peuple espère : les choses ne changeront donc jamais ?
« La politesse est l’exactitude des rois » : c’est la morale de la fin du texte. Les textes de cet album sont d’une modernité surprenante, leur insoumission, leur militantisme jamais caricatural. Le disque ouvre sur le Prévert qui nous est familier, le Prévert de l’amour. Mais il y a déjà en toile de fond la dimension politique qui est le centre de l’album.

La lettre à Janine, de Jacques à son épouse, se révèle d’une tendresse et d’un romantisme poignants. A l’époque d’Internet, le glas aurait-il sonné pour les relations épistolaires intenses ?

C’est une lettre inédite. On voit ici comment Prévert relie dans sa plus profonde intimité l’amour et la révolte. C’est Mathilde Deneux, qui travaille à Fatras, la Succession Jacques Prévert, qui me l’a montrée. Le livre-disque contient le manuscrit de la lettre, mais aussi des dessins inédits, des Polaroïds inconnus. C’est un bel objet avec un livret de trente-deux pages, plus agréable à manipuler qu’un album dématérialisé, c’est sûr. Je conserve les lettres que je reçois, enfin, celles écrites par des gens proches. Celles de ma famille, de mes amis. J’aime écrire aussi pour des occasions particulières ou pas, des cartes postales surtout. Donc pour moi, le glas n’a pas sonné, mais les correspondances n’ont pas besoin d’être intenses, une petite pensée, deux mots suffisent.

Marche ou crève est le premier manifeste agit-prop du disque, issu du répertoire de la troupe Octobre. Notre génération, qui n’a pas eu à prendre les armes, saurait-elle faire preuve d’une telle force de résistance ?
C’est le dernier morceau qu’on ait enregistré. C’est un peu une comme une marche. Quand j’ai découvert le texte, l’image d’un défilé m’est venue, le front levé, les bras en cadence, une marche folk. On nous a rebattu les oreilles avec 68, que la révolution, ceux d’avant l’avaient faite et bien faite, et qu’on ne ferait pas mieux, que cela ne servait à rien, « marchons marchons marchons gaiement », dit le texte… J’ai appris plus tard que ce texte était l’hymne du groupe Octobre. Pour moi, la transmission entre générations est liée à la question de l’acceptation de la mort, et pas à la question du pouvoir. Accepter de mourir, de céder sa place, ou de continuer différemment, oui. S’accrocher au pouvoir, freiner la transmission, non.

Travailleurs, attention. La lutte pour l’égalité entre les hommes et dans l’emploi était chère au cœur de Prévert. Tu crois aux lendemains qui chantent ?
Désormais, je rapproche Prévert d’un autre grand poète français : Arthur Rimbaud. Ils ont la même rage, le même dégoût des petits clans, de la bourgeoisie de province, de l’exploitation de l’homme par l’homme. Seul l’espoir les sépare. Rimbaud a renoncé très vite à l’écriture, alors que Prévert n’a pas cessé.

Il ne faut pas rire avec ces gens-là, morceau puissant comme du Diabologum, est une critique de ceux que Brel qualifiait de « cochons » : la bourgeoisie serait donc une espèce à part ?

La bourgeoisie provocante, c’est celle visée par Prévert, je trouve ce terme plus juste. Prévert ne fait pas de généralité, il est précis dans ses attaques.

Citroën. Se produire sous son propre nom quand on travaille en équipe, une gageure ?
Prévert a écrit ce texte à la suite des premières grèves chez Citroën à la demande du groupe Mars, et est allé le dire en direct à la radio. Ça a fait l’effet d’une bombe.

Le soleil brille pour tout le monde résonne comme un écho à Tout, de ton album Monde ancien monde nouveau. Pour avoir plongé dans l’intimité de Prévert, te sens-tu proche de lui artistiquement ?

Oui, c’est un peu vrai, Tout fonctionne comme un inventaire. Le soleil brille… donne son nom à l’album, c’est le poème que Camille Clavel m’a proposé de mettre en musique pour son documentaire Prévert, parole d’un insoumis. Tout est parti de là. Il m’a présenté à Eugénie Bachelot-Prévert, la petite-fille du poète, qui m’a ensuite invité à découvrir d’autres textes tout en me faisant confiance. Au début, je n’étais pas convaincu par l’idée de mettre en musique un poète connu, je trouvais même cela un peu vieillot. Mais ce sont les textes qui m’ont fait changer d’avis. Ils sont radicaux. Le premier titre que j’ai composé a été Maintenant j’ai grandi.

Le cancre, qui évoque Les 400 coups de Truffaut, est toujours au programme de l’Education Nationale. Qu’en pense le professeur de français qui sommeille en toi ? Une touche de subversion à l’école est salutaire ?
Un sifflet dissonant et une rythmique lourde. C’est un poème-phare, que tout le monde connaît. Je continue de faire des ateliers d’écriture dans différents endroits, j’aime bien. Mais le professeur dont tu parles ne dort plus. Comme dans Le dormeur du Val de Rimbaud, il est bien mort.

Confession publique. Trouves-tu que le temps passe trop vite pour savourer vraiment la vie ?
C’est l’un des premiers que j’ai faits. J’y suis très attaché. Voir les gens fredonner des textes de cette violence contestataire, n’est-ce pas cela, la gageure ?

Familiale, c’est un texte, une voix. On retrouve le poète des soirées slam. La solennité du silence pour donner leur pleine valeur aux mots ?
Ce texte est connu, il est issu de Paroles, le premier recueil de Prévert. Ce texte terrible suscite des réactions très opposées quand je le fais sur scène. Le silence est le fait du studio d’enregistrement, je n’ai jamais exigé le silence dans une salle ou au cours de mes soirées slam. Je n’aime pas la solennité. Ce qui me plaisait dans le slam, justement, c’était le défi de se faire entendre dans le brouhaha d’un bar, et se faire entendre, ce n’est pas crier plus fort que les autres ou imposer le silence.

Le Re-liftier est un instrumental basé sur le chef-d’œuvre de Paul Grimault, Le roi et l’oiseau. Une expérience forte dans ton enfance ?
On ne l’a fait qu’une fois au studio, et le magnéto a tourné, Tatiana Mladenovitch à la batterie, Christophe Rodomisto à la guitare solo, et moi à la guitare rythmique. On a vraiment pris du plaisir à improviser. Le solo de Christophe est vraiment mortel !

Maintenant j’ai grandi parle du refus de la compromission. Nevchehirlian, artiste insoumis ?
C’est le second titre que j’ai composé après Le soleil brille…, il a déterminé l’ensemble des textes. Une prise de basse, puis la voix. On a gardé ça en y ajoutant des arrangements, très peu. On n’a d’ailleurs pas eu le temps de tergiverser, on a enregistré l’ensemble en cinq jours. A cette époque, on croyait enregistrer une bande-son qui m’accompagnerait seul en scène pour un spectacle sur des textes de Prévert. Ce travail à l’aveugle nous a peut-être permis d’aller à l’essentiel. En tout cas, cela a créé une homogénéité forte entre les titres, et j’y suis attaché. « Secouer la tête pour dire non, et sourire pour dire oui », simple non ?

Morceau mystère. Quelle est ta madeleine de Proust musicale ?
Les vieux amants de Jacques Brel. Mon père a eu beaucoup d’admiration pour lui, et l’a vu plusieurs fois en concert. Quand j’entends cette chanson… c’est sûr, je revois certaines années.

Propos recueillis par Sébastien Valencia
Photo : Frédéric Nechehirlian

Prévert & Nevchehirlian – Le soleil brille pour tout le monde ? (Internexterne / L’autre Distribution)

Soirée de lancement le 8/11 à la Librairie l’Histoire de l’œil (25 rue Fontange, 6e).
Rens. 04 91 48 29 92 / www.histoiredeloeil.com