Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès © Carmen So

L’Interview | Franck Dimech (Théâtre de Ajmer)

À l’occasion du départ de la tournée française de Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès, rencontre avec le metteur en scène Franck Dimech.

 

Pourquoi Koltès et Quai Ouest ?

Parce que je trouve que ça parle mieux d’aujourd’hui que d’hier, le monde des années 80.

J’ai longtemps rêvé de monter cette pièce. Je l’avais perdu de vue, Koltès, depuis vingt ans, depuis Roberto Zucco réalisé en 1995 avec de jeunes acteurs de mon âge, des frères. C’est au détour d’une proposition de travail à Macao que je l’ai retrouvé, presque par hasard. Et nous avons monté Zucco, vingt ans plus tard, en chinois cantonais, au Festival International des Arts de Macao. En 2016, nous avons organisé une master classe Koltès à Hong Kong. De ce travail d’atelier est née une forme en creux, une exploration partiellement incarnée, plutôt pour questionner la pièce Quai Ouest. L’idée était de soustraire des actions physiques au magma de situations vécues par les personnages et de les rendre anonymes. Cela a fondé un matériau sans texte que nous avons représenté à Hong Kong et qui, à sa manière, racontait la pièce en creux.

J’aurais aimé poursuivre dans cette voie, mais les acteurs en ont décidé tout autrement : jouer la pièce comme dire « laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l’ombre de ta main, l’ombre de ton chien » (Jacques Brel), ou comment se dissoudre dans les personnages.

Que peut nous dire Koltès ?

Nous raconter la désertification, la mise à mort du service public, la question migratoire, des gens qui se retrouvent les pieds dans la merde là où on ne veut pas d’eux. La pièce n’est pas visionnaire, c’est peut-être le monde avec lequel elle ferraille qui n’a pas changé depuis trente ans.

Quelque chose s’accentue, comme si le pire était encore à venir. La dimension tragique, asentimentale, symbolique et mélancolique, voilà ce qui m’intéresse chez Koltès, ainsi que l’éclatement de la cellule familiale. Il n’y a pas de chœur dans Quai Ouest, mais une multiplicité de points de vue. Il n’y a pas d’anonymat tenable, juste un anonyme qui s’appelle Abad. Le noir qui par choix ne parle pas. Réceptacle de toute l’impuissance des autres, figure qui incarne à la fois le bouc émissaire mais aussi un tueur en puissance, d’une certaine manière, le fou ou le diable.

Quai Ouest est une tragédie?

À la fin, trois morts, ça suffit, non ?

Il y a beaucoup d’altérité, d’adversité : un noir, des blancs (ici des jaunes), des riches, des pauvres, des pères, des fils, des luttes à mort. La pièce traite cela. Et le spectacle s’occupe de « comment les acteurs veulent s’y prendre » avec ça. Je ne veux travailler qu’avec leur désir : avec « ce vouloir-incarner comme un désir impossible à rassasier ».

Le spectacle a obtenu quatre prix à Hong Kong. Ça me fait très plaisir car c’est important pour eux là-bas. Ici, tout le monde s’en fout et cela ne nous rapporte pas d’argent.

Le spectacle est surtitre. Peux-tu en parler un peu ?

La question du surtitrage est un gros chantier : comment ne pas dérouter les gens par la densité du texte ? Parfois, je me dis : laisse-les se démerder comme toi tu te démerdes là-bas. Mais plus je me trouve éloigné dans le temps du spectacle et physiquement des acteurs — leurs rythmes, leurs souffles, leurs grains de voix — plus je m’arcboute sur la beauté de la langue de cette pièce. Et alors, je garde tout ou j’en garde le plus possible. Je fais confiance au public. Il est grand. Il va se démerder avec tout ça tout seul.

Cela suppose un lâcher-prise de la part du spectateur…

Oui, il faut tricoter entre la présence des acteurs, les codes dans lesquels ils incarnent la pièce et puis la dimension de l’image texte. Avec le surtitrage, nous cherchons à restituer une dimension à la fois visuelle, poétique et de sens de la pièce. Le texte projeté est une partie intégrante du décor. Une partie indivisible d’un tout.

Autre chose ?

Je voudrais aussi replacer le spectacle dans un plus large contexte : le « Temps fort Koltès » que nous organisons en partenariat avec Aix Marseille Université, le Théâtre Antoine Vitez, les ATP d’Aix-en-Provence et le L.E.S.A qui regroupe des enseignants et des chercheurs dont Arnaud Maïsetti, auteur d’une remarquable biographie de Koltès parue aux Éditions de Minuit. Nous invitons donc le public à participer le 14 décembre à la journée d’étude « Koltès Monde », animée par Arnaud Maïsetti au Théâtre Antoine Vitez. La suite sera Le Coup Fantôme, une production que je dirigerai avec les étudiants de l’Université de théâtre Aix Marseille, un objet fabriqué à partir de tout ce qui n’est pas théâtral dans l’œuvre de Bernard-Marie Koltès : ses romans achevés ou inachevés, ses entretiens dans la presse et radiophoniques, ses textes brefs, ses lettres…

 

Propos recueillis par Olivier Puech

 

Quai Ouest

  • Du 4 au 9/12 au Théâtre des Bernardines (17 boulevard Garibaldi, 1er).
    Rens. : 08 2013 2013 / lestheatres.net

  • Les 12 & 13/12 au Théâtre Antoine Vitez (Aix-en-Provence).
    Rens. : 04 42 59 94 37 / http://theatre-vitez.com

  • « Koltès Monde », Politiques de l’ailleurs dans l’œuvre de Bernard-Marie Koltès : le 14/12 au Théâtre Vitez.

  • Koltès, le coup-fantôme : du 15 au 19/05/2019 à la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).
    Rens. : www.lafriche.org