Jean-Marie Carniel Trio © Pirlouiiiit - Liveinmarseille.com

L’interview | La famille Carniel

Si le jazz est souvent idéalisé sous la forme d’une « grande famille », il n’en existe pas moins sous la forme d’une réalité lignagère dans notre région. Ainsi en va-t-il des Carniel. Le père, Jean-Marie, contrebassiste amateur d’excellence, sort ces jours-ci un album à la sensibilité exacerbée et au swing sans pareil (This I Dig For You, Bluetown Studio, avec Denis Césaro au piano et Cédrick Bec à la batterie), et ne cesse de tourner sur les scènes régionales. Le fils aîné, Enzo, connaît une carrière fulgurante avec son projet House Of Echoes, salué par la critique, et se produit ces jours-ci dans les clubs des alentours avec des cats de classe internationale sous le leadership de l’extraordinaire trompettiste de Kansas City Hermon Mehari. Le cadet, David, est quant à lui un batteur plus qu’efficace, à retrouver sous peu de-ci de-là dans la cité phocéenne au sein de divers projets avec le gratin des jeunes musiciens. Cela valait bien une forme d’entretien collectif.

 

Comment s’est faite la rencontre avec le jazz ?

Jean-Marie : J’avais treize ou quatorze ans. Personne n’était musicien chez moi, j’étudiais la guitare classique et je me suis rapidement intéressé au jazz. Mon premier disque était un disque de Kenny Burrell, avec Tommy Flanagan, Oscar Pettiford, Paul Chambers, Sam Jones, Kenny Dorham, et une pochette conçue par Andy Warhol. Du très lourd, j’ai adoré !
J’ai ensuite participé à des ateliers de jazz, où je suis curieusement passé de la guitare à la contrebasse par manque de bassistes. Et je me suis passionné pour cet instrument…

Enzo : Cela a toujours été présent à la maison, car mon père l’a découvert pendant l’adolescence, et on écoutait Bill Evans quand j’avais six ou sept ans.

David : Tout d’abord la passion pour la musique. Le jazz nous a été ensuite transmis (comme un virus, lorsque on tousse sur quelqu’un par exemple) par notre très cher et tant aimé géniteur. Il me semble que l’un de mes premiers souvenirs « conscients » est I Was Doin’ Allright de Dexter Gordon sur l’album Doin’ Allright (1961), puis d’autres comme Bill Evans, Ella, et j’en passe. Et, évidemment, étant le petit frère, j’ai été baigné dans les influences que traversait mon frère lors de son évolution musicale (Pat Metheny, Steps Ahead, Keith Jarret, et plus récemment Mark Turner, Steeve Lehman….). Finalement, je ne suis plus qu’un produit de leur expérience.

D’où provient ce niveau d’exigence élevé dont vous semblez être nantis ?
JM
: C’est tout simplement l’intérêt que l’on porte à ce moyen d’expression… Il ne s’agit pas de vouloir séduire un public à tout prix mais de donner du sens à nos convictions personnelles. De proposer une musique qui soit sincère, onirique, et sans concessions (commerciales).

E : Je ne sais pas si j’ai une fièvre créatrice mais, en tout cas, un besoin vital de jouer. Je ne vois pas le niveau d’exigence comme une performance, mais plutôt l’inverse. La musique est pour moi un travail de recherche personnel en profondeur, qui me permet de faire tomber les barrières psychologiques et sensorielles. C’est une contre-performance quelque part… J’essaie de chercher le plus profondément, en moi-même, ce qui va me faire vibrer. C’est un retour au corps, au-delà des mots. Ces vibrations se font dans la pénombre, dans les zones floues de la recherche et du doute et, si elles sont inexplorées, c’est encore mieux. En tout cas, je cherche ça. Ces vibrations profondes, encore vierges, qui sortent du silence. C’est donc un partage (contre-performant) d’une vision du monde personnelle qui anime mes jours de musicien.

D : En pratiquant la musique donc, en l’étudiant, en l’assimilant, en la régurgitant, on avance de plus en plus vers une vision plus précise, mais en même temps on apprend à s’en éloigner, à la regarder de façon globale. Pour cela, je pense qu’il faut que nous nous forcions à nous imprégner de tout ce qu’il peut se créer aujourd’hui (rap, r’n’b, metal, musique contemporaine, rock…). Au-delà de l’aspect théorique de la musique, il convient de s’entourer des personnes dont les idées, la façon de concevoir la vie, rejoignent les nôtres.

 

La Provence apparaît comme un foyer de jazz. Comment voyez-vous cela ?

JM : Il y a énormément d’excellents musiciens dans notre région. Ils ont certainement côtoyé les ateliers de jazz dans les diverses structures (conservatoires, etc.). Les lieux où l’on écoute du jazz sont concentrés sur Marseille et sa périphérie… Par contre, les festivals de l’été sont assez nombreux, même si la programmation tient plus compte de la jauge que de la qualité…

E : Il y a de nombreux musiciens et festivals, et la vie du jazz en Provence a été vivante et intense pendant mon enfance et mon adolescence. D’ailleurs, de nombreux musiciens viennent du Var et des Bouches-du-Rhône (Simon Tailleu dans mon quartet House of Echoes est de Martigues). Et mon passage par Marseille m’a fait faire de belles rencontres comme Cédrick Bec ou Raphael Imbert… Qui ont été (et sont toujours) pour moi des sources d’inspiration.

D : Je pense que le milieu jazzeux de la région se profile à travers toutes ces nouvelles générations qui sortent des conservatoires (ou pas) d’Aix,  de Marseille et de Toulon (pour les plus grosses structures) et des lieux se proposent à accueillir les jeunes musiciens, ce qui est véritablement une chance pour nous (en parlant de mon niveau). On se connait pratiquement tous, sans aucune atmosphère de compèt’ ou de rivalité. Tout en essayant de renouveler les choses et de pas faire du jazz pour les « têtes grises ».
Le jazz est-il toujours une musique d’émancipation ?

JM : Absolument… Cela va bien au-delà de la production de notes. Il y a dans cette musique une liberté de ton qui à tendance à disparaître, la richesse du discours est formidable… contrairement à la plupart des musiques de consommation courante proposées par la propagande commerciale…
E : Bien sûr, le jazz est un vecteur d’émancipation comme toute forme d’art, parce qu’il permet de se projeter dans des régions inexplorées, et nouvelles, et de ce fait de nous faire avancer en temps qu’humain. Pour moi, ce n’est pas un plaisir… c’est beaucoup plus que ça. C’est un rapport au monde…

D : Le jazz fut une musique d’émancipation noire américaine dans les années pré et post guerre, et vu le public que nous nous farcissons à l’heure actuelle (en tout cas pour le jazz amateur), il me semble compliqué de lui voir un avenir aussi glorifiant. L’élitisme et la condescendance intellectuelle l’ont enfermé dans les hautes sphères froides et putrides, ce qui, malheureusement, en limite l’accès aux plus démunis. Le week-end dernier, je suis allé écouter Mark Turner, Larry Grenadier et Jeff Ballard au Duc des Lombards pour trente-cinq euros le set s’il vous plait. C’est aberrant… C’est pour cela que nous, la nouvelle génération, et je pense à mon frère, à des jeunes artistes comme Christian Scott, Guilhem Flouzat, Olivier Bogé, et d’autres, devons nous efforcer de créer une musique mêlant tradition et musique actuelle, afin de recréer une émulation nouvelle et jaillissante sur cette musique que nous aimons tant, issue du rag-time et des champs de cotons.

 

Propos recueillis par Laurent Dussutour

 

  • Enzo Carniel Quartet : le 24/01 avec Hermon Mehari au Jam (42 rue des Trois Rois, 6e) et le 26/01 au Jazz Fola (Aix-en-Provence).
    Rens. : www.lejam.unblog.fr
  • Enzo Carniel : le 27/01 avec Hermon Mehari, Damien Varaillon et Stéphane Adsuar à l’U.Percut (127 rue Sainte, 7e).
    Rens. : www.theatre-liberte.fr / www.u-percut.fr
  • Jean-Marie Carniel Trio : le 10/02 au Roll’Studio (17 rue des Muettes, 2e).
    Rens. : www.rollstudio.fr