L'île à contre-jour de Lionel Doulliet

L’Île Paradis qu’on ne doit pas dire par l’Ensemble Da Pacem à Musicatreize

La veille des sens

 

Musique éloquente, langage visuel, tableau sonore : le compositeur Pierre-Adrien Charpy conçoit son art dans la transparence des autres en poursuivant l’antique et audacieuse ambition de les concilier tous. D’après un argument du poète et romancier Henry Bauchau (1913-2012), le spectacle L’Île Paradis qu’on ne doit pas dire met en scène voix parlée, voix chantée, électronique et vidéo sous l’emprise des sortilèges de la fiction dans une fascinante interférence des situations narratives, figuratives et musicales.

 

Pierre-Adrien Charpy agit sur un terrain partagé avec l’auteur de L’Enfant bleu, grand roman de formation dont le sillon retrace les progrès d’une vocation artistique à travers le dialogue d’une thérapeute, Véronique, et de son jeune patient psychotique, Orion, à qui la peinture offrira le moyen d’exprimer l’indicible. Dès la conception, les choix du compositeur s’inscrivent dans l’impératif d’un projet collectif. Son action poursuit la trace laissée par Vivante, morte, éblouie, son œuvre précédente, également signée avec la vidéaste Isabelle Françaix, et déjà pénétrée du souffle des « exercices de louanges » que pratiquait le poète belge.

« Survient un son, un rythme, une image, une intuition et j’ai soudain le désir, l’espérance d’écrire un poème », confiait Henry Bauchau des mystérieuses alchimies de sa démarche créatrice. Pierre-Adrien Charpy a remonté le chemin d’émergence descendu par l’auteur. Il parcourt les formes du passage depuis la semence littéraire (la matière labyrinthique des significations) jusqu’à la mise en lumière de l’unité sonore d’un texte pour lequel, depuis l’origine, toutes les muses avaient été invoquées. Ainsi l’écriture musicale se fait mirage d’interface entre champs visuel, sémantique et auditif. L’agrégation des timbres, le flux mélodique, l’articulation des rythmes et des mots se prolongent en résonnances silencieuses qui n’absorbent que la matière du son et laissent l’énergie seule poursuivre son erre, semblable écho à la prose balancée et marine d’Henry Bauchau.

La musique de Pierre-Adrien Charpy est traversée par une charge émotionnelle puissante. En mêlant enregistrements et interventions directes, le compositeur conserve, dans la direction de son mécanisme, la spontanéité clairvoyante de l’interprète. Ce tempérament, interprétable en termes de force et d’élan, se trouble d’un souci de l’enluminure et de la miniature dès qu’il s’agit de la conduite du chant. Comme un voile intime, le dispositif électroacoustique travestit les voix ou, au contraire, les déshabille, ne dissimulant rien de leurs teintes et grains naturels. L’intonation emprunte à la rapsodie du mythe sacré et aux errements angéliques de la psalmodie. Entre déclamation dramatique et pure vocalité, les moyens termes du parler-chanter sont explorés. Ces stratégies du théâtre musical exigent que les chanteurs-acteurs adoptent les aspects les moins prévisibles de la virtuosité pour soutenir l’immédiateté et l’intensité des émotions exprimées. Les genres y sont invertis comme aux premiers opéras : Orion, le jeune psychotique, est interprété par la soprano Raphaële Kennedy et Véronique, la thérapeute du roman, par le récitant Vincent Bouchot ; invertis et mis en abîme car, souvent évoquée, la part féminine d’Henry Bauchau, dont Véronique fut le double littéraire, participe à ce jeu d’emboîtement entre vie et roman avec lequel l’écrivain psychanalyste aimait à faire du langage la cause de soi.

De préférence au déploiement d’une trame narrative continue, la partition articule des épisodes de doutes, d’extases visionnaires, de sourires ou de terreurs à la manière de ces symphonistes postromantiques passionnés par les états mentaux et les expériences intérieures. Ponctuées par le récitatif extrait du journal d’Henry Bauchau, les trames électroniques étirent leurs lignes de fuite auxquelles s’enlacent et s’attisent en de chaudes émulsions, vibrantes, dynamiques, les courbes modelées du chant. La volupté s’y attarde, électrisée par des effets de climax savamment soutenus, illustrant « l’art le plus subtil et le plus profond… l’art de la transition » (1) qui ne semble pouvoir se résoudre, sinon dans l’érotisme, d’un plaisir indéfiniment suspendu.

Raphaële Kennedy, rompue à tous les paradigmes de la musique, est familière de ces médiations intemporelles que la composition contemporaine entretient avec l’histoire de son art. L’Île Paradis sera créé dans le cadre de la résidence à Musicatreize de l’ensemble Da Pacem, dont elle est la co-fondatrice avec Pierre-Adrien Charpy. Tous deux consacrent la même exigence curieuse aux généalogies d’artistes qui ont maintenu la vitalité du répertoire ou continuent à le faire ; que cela requiert instruments d’époque ou lutherie numérique, ils en maintiennent le geste, la présence, la culture et l’invention.

 

L’Enfant bleu

Orion s’appelle Lionel D. C’est maintenant un homme adulte. Depuis sa thérapie, il peint des œuvres ciselées reconstruisant dans l’ordre du visible les architectures minutieuses que son troisième œil lui découvre. Peuplé avec les bons et mauvais génies d’un rêve symboliste, son dédale développe un processus d’interrogation ; il pose, telle la sphinge à Œdipe, une énigme vitale. L’égarement, l’impasse, l’envol, la quête… Depuis la déchirure initiale, le chemin d’artiste de Lionel D. trace, avec une précision décimale, la façon dont il habite le monde. La Librairie Maupetit vient de lui consacrer une exposition en même temps qu’une présentation de l’œuvre d’Henry Bauchau.

La vidéaste et photographe Isabelle Françaix utilise le fil d’Ariane balisé par le peintre pour tisser le calligramme vivant de sa toile animée. En orchestrant le jeu des regards, elle engage une évocation multisensorielle (voir avec les oreilles, écouter avec les yeux) au moyen de laquelle le mouvement des images s’éprouve dans la contreforme de l’empreinte musicale. L’apparition-disparition des figures rythme avec l’absorption-expansion de la couleur sur des épures monochromes nuancées comme une aquatinte de Goya. Sur une polyphonie de plans-surfaces verticaux affleurent les structures fantastiques de Lionel D. et les mythologies d’Henry Bauchau parmi les forces effervescentes de la nature.

Sur L’Île Paradis les puissances lyriques se sont liées pour conjurer la houle de fond, comme les cordes d’une harpe éolienne, elles font de la musique avec des vents sauvages.

 

Roland Yvanez

 

L’Île Paradis qu’on ne doit pas dire par l’Ensemble Da Pacem : le 27/04 à Musicatreize (53 rue Grignan, 6e).
Rens. : 04 91 00 91 31 / www.musicatreize.org
Pour en (sa)voir plus : www.raphaelekennedy.com

 

 

Notes
  1. Wagner, lettre à Mathilde Wesendonck, 29 octobre 1859[]