Thierry Fabre

Les Rencontres d’Averroès

L’Interview
Thierry Fabre

 

Pour leur vingtième anniversaire, qui coïncide avec la Capitale européenne de la Culture, les Rencontres d’Averroès « pensent » plus grand en se penchant sur la Méditerranée du 21e siècle. Rencontre avec le créateur et programmateur de l’événement, qui promet cette année plus que jamais des hauts et débats.

 

Qu’est ce qui a motivé, il y a vingt ans, la création des Rencontres d’Averroès ?
D’abord, une interrogation personnelle sur ce qu’est la Méditerranée, comment on peut la penser et ce que ça veut dire. J’étais alors à l’Institut du Monde Arabe, et je suis tombé sur le livre Penser au Moyen Âge du philosophe Alain Libera, dans lequel il consacrait un chapitre important sur ce qu’il appelait « l’héritage oublié » : les sources arabes de la culture européenne, notamment Averroès comme grande figure de la pensée et son rôle décisif dans la transmission de l’héritage grec, principalement aristotélicien. Au fond, il y avait là une jonction dans les héritages dont on ne parlait pas, comme pendant longtemps l’héritage juif dans la culture européenne ou arabe. Pourtant, ce continent avait bien existé en termes de traduction, d’apports philosophiques et scientifiques.
Il y avait aussi dans les années 90 un horizon de paix, dans le sillage des accords d’Oslo et de Madrid, avec l’espoir, au lendemain des mains serrées entre Yasser Arafat et Yitzhak Rabin à la Maison Blanche, qu’un mouvement historique de paix allait s’enclencher, mais aussi avec le Forum de Barcelone, qui lançait une reconfiguration politique de l’Europe suite à la chute du Mur de Berlin. Il s’était passé quelque chose à l’Est, qu’allait il se passer avec le Sud ?
Ces Rencontres paraissaient donc pertinentes, dans la lignée des Rencontres de Pétrarque organisées par France Culture (notre premier partenaire). Il semblait qu’il serait encore plus pertinent de les faire à Marseille qui, malgré les liens historiques qu’elle avait avec la Méditerranée, n’avait jamais donné de place à la pensée de ses deux rives.
Jean-Marie Borsheix (France Culture) et le président de l’Institut du Monde Arabe, Edgar Pisani, m’ont alors envoyé en mission pour discuter avec les responsables marseillais qui, au départ, ne se sont pas montrés d’un fol enthousiasme… Grâce aux Bernardines, nous avons donc fait la première rencontre le 11 novembre 1992. Il y avait autant de monde dedans que dehors, ce qui prouvait qu’il existait à Marseille une attente de débat sur les questions méditerranéennes.

 

Quel était l’esprit alors à l’œuvre ?
On a tout de suite pensé les choses comme une émission de radio en public, une université populaire… Le fait de le faire dans un théâtre, qui est un lieu de parole dans la cité, avait doublement du sens.
L’idée étant de ne pas faire dans le franco-français, on a invité dès le départ des personnalités des deux rives. Si on veut penser la Méditerranée, il faut décentrer le regard, croiser les approches, inviter des gens de mondes différents, qu’on n’a pas l’habitude d’entendre sur les ondes de radio ou dans l’espace public. C’est là aussi l’une des originalités des Rencontres : faire découvrir des approches plus singulières, sans mise en scène spectaculaire avec des gens qui s’engueulent, ni un séminaire où les spécialistes parlent entre eux. Cet espace intermédiaire, que j’appellerais citoyen, correspondait à une vraie curiosité du public.
La règle n’est pas de jargonner : quand un spécialiste utilise un concept, il commence par l’expliquer. Il y a des mots-valises sur la Méditerranée, un « blabla » méditerranéen, beaucoup de lieux communs autour de ce mot. On a justement besoin de la penser et pas de discours qui enfilent des perles et masquent la réalité plutôt que de réfléchir aux conflits, aux enjeux, etc.
L’idée est de rester en prise avec la cité, les affaires de la cité, non pas avec LA politique mais LE politique. Il s’agit donc de comprendre la violence et surmonter la haine. Comme dit Pierre Laborie, « tant qu’on se parle, on ne se tue pas. »
On a toujours parié sur l’intelligence des invités, et du public qui écoute attentivement, mais peut aussi, dans un deuxième temps, être dans la contestation. Et le niveau des questions a augmenté au fil des années, sans que ce soit un lieu d’invectives.
Le sens des Rencontres d’Averroès est de rapprocher, une sorte de gai savoir, de plaisir d’échanger, qui fait partie du plaisir de la « tchatche » en quelque sorte.

 

Comment est venue la programmation artistique au sein des Rencontres ?
Dès la deuxième édition, on est allé au Théâtre de la Criée, parce que les salles étaient plus grandes. Devant l’affluence du public, on s’est dit qu’on pouvait aussi montrer des choses, des films, des lectures, des archives, et construire un événement plus important, correspondant au désir des concepteurs comme du public. Devant l’expansion des Rencontres, d’autres partenaires sont venus à nous pour proposer des collaborations théâtrales, et quand les institutions comme la Région nous ont demandé d’essaimer les Rencontres dans d’autres villes, on a commencé à créer des programmations.
Je me suis rendu compte que les intellectuels avaient peur des artistes, alors que pour moi, les artistes pensent le monde, ils éclairent des angles morts et découvrent des choses que le monde intellectuel n’a pas encore vu. Ils développent une heuristique, dans le sens de la connaissance du monde. Ces artistes, qui permettent de ne pas être dans l’entre soi, ne sont donc pas là que pour illustrer les Rencontres, mais pour créer du sens, car la forme crée du sens.

 

Cette vingtième édition propose de « Penser la Méditerranée au XXIe siècle »… Le sujet semble bien vaste !
J’ai appelé ça rétro-prospective, parce que c’est la vingtième édition, que c’est la Capitale européenne de la Culture, et j’ai voulu un thème plus généraliste. Je l’ai divisé en cinq questions sur lesquelles il serait intéressant d’apporter un éclairage.
En premier, une question qui m’inquiète beaucoup, celle de l’identité, qui conduit à des replis identitaires et des conduites de plus en plus dangereuses dans les sociétés européennes. Ce n’est pas « l’identité malheureuse » (NDLR : le titre du dernier ouvrage d’Alain Finkielkraut), mais « l’appartenance heureuse », à savoir la question des héritages philosophiques, en dehors des identités meurtrières selon l’expression d’Amin Maalouf. On en revient aux questions des premières Rencontres, car depuis il y a eu la grande controverse de Guggenheim, qui réaffirme une sorte de puritanisme européen et récuse l’héritage arabo-andalou.
Deuxième question : prendre la Méditerranée elle-même comme champ de questionnement, mais après Braudel.
Troisième thème qui mérite une interrogation nouvelle : le genre, les rapports féminin/masculin. Ces questions se posent dans le monde entier, mais il est intéressant de les étudier plus particulièrement à l’aune du monde méditerranéen, pas seulement à cause de la question du voile, mais aussi de la violence conjugale ou de la chosification de la femme, dans le berlusconisme par exemple.
Quatrième point : les questions de la violence de la guerre et de la paix, qui me paraissent essentielles dans une Méditerranée fragilisée (Syrie, Egypte, Grèce…). Comment les repenser ? L’Europe n’est pas une île, elle doit se préoccuper du monde méditerranéen, se positionner, c’est la responsabilité de notre génération.
La dernière question est celle de la parole des artistes : quels artistes pour nous ouvrir des portes ? Il n’y a pas que des polarités en Méditerranée, il y a aussi des élans formidables !

Propos recueillis par Joanna Selvidès

Les Rencontres d’Averroès : du 28/11 au 1/12 au Parc Chanot (Auditorium et Palais des Arts, Rond-Point du Prado, 8e).
Rens. www.rencontresaverroes.net / www.mp2013.fr

Le programme des Rencontres d’Averroès jour par jour ici