Rue Max-Dormoy, un local présenté comme vide, accueille un des darkstores de Getir © Marius Rivière

Les épiceries en ligne et leurs « darkstores » tentent une OPA sur la ville

Quinze minutes pour recevoir ses courses sans bouger de son canapé. C’est la promesse de Cajoo, Gopuff, Gorillas ou encore Getir : des supermarchés sans clients, uniquement accessibles via smartphone. Boostés par le confinement, ces « darkstores » débarquent en catimini à Marseille, au risque de saturer un peu plus le centre-ville.

 

 

 

« Local à louer ». L’enseigne au-dessus du rez-de-chaussée de cet immeuble haussmannien de la rue Marx-Dormoy à Marseille (4e) laisse penser que les locaux sont inoccupés. Il n’en est rien. À l’intérieur, des céréales, du papier-toilette, du chocolat, du dentifrice ou de la lessive : des centaines de produits en tout genre s’étalent sur des étagères métalliques. L’entrepôt ressemble à une supérette. Sans clients. Seuls des préparateurs de commandes s’y affairent.

Si la devanture n’identifie pas l’occupant des murs, les scooters violets et jaunes tape-à-l’œil entassés sur le trottoir arborent cinq lettres bien visibles : Getir. Voilà quelques mois que cette plateforme d’achat lancée en Turquie s’est installée ici.

Couleurs criardes, scooters électriques, mini-entrepôts au pied d’immeubles : ces « darkstores », comme les appellent leurs détracteurs, ont toutes le même fonctionnement, le même business-model en langage start-up nation. Ils s’appellent Getir, Cajoo, Flink ou Gopuff, et promettent la même chose : livrer vos courses en quinze minutes top chrono.

 

Magasin ou entrepôt ?

Lancées à partir de 2013 d’abord aux États-Unis, en Allemagne (Gorillas ou Flink), en France (Cajoo) ou en Turquie (Getir), levées de fonds à l’appui, ces enseignes de « quick-commerce » ont connu une explosion durant les périodes de confinement dues à la pandémie de Covid-19. D’abord outre-Atlantique puis un peu partout en Europe. Dans l’Hexagone, Paris et Lyon ont fait figures de villes tests. Marseille n’a fait que suivre la tendance.

L’installation se fait en quelques semaines seulement. L’enseigne met la main sur des locaux en centre-ville. En quelques semaines, ils sont réaménagés en sites de stockage. Des publicités avec code promo attractifs apparaissent dans les feeds Instagram et Facebook des internautes. Et du jour au lendemain, ces scooters colorés que vous n’aviez jamais vus surgissent à chaque coin de rue. À l’heure où nous écrivons ces lignes, Getir, Cajoo et Gopuff se sont déjà installés à Marseille. Flink et Gorillas seraient sur le point de le faire.

Sauf que l’arrivée de ces plateformes ne se fait pas sans contestation. Un coup d’œil aux avis Google maps du local de Getir situé rue Marx-Dormoy en donne un bon aperçu. « Je pense qu’il serait bon d’apprendre à vos livreurs à respecter le code de la route et les piétons. Un peu marre de manquer de se faire rouler dessus aux passages piétons ! », écrit par exemple Irène F. « Ras le bol de vos pubs insupportables partout. Et c’est sans parler des scooters qui roulent n’importe comment sur la route », lâche un autre. L’appli vous permet de faire vos courses jusqu’à 23h30, soit autant de scooters/vélos qui multiplient les allers-retours jusque dans la nuit, semaine comprise. Si Getir met en avant une flotte entièrement électrique — et donc moins bruyante —, cette nouvelle activité nocturne a eu le don de crisper des habitants habitués au calme du quartier en soirée.

Mais comment un supermarché qui n’accueille aucun public peut-il se retrouver en plein centre-ville ? « Le problème, c’est que ces plateformes jouent sur la nature de leur activité. Elles parlent de magasins, alors que ça ressemble plus à des entrepôts… », détaille Rebecca Bernardi, adjointe (PM) au maire de Marseille chargée du commerce. Entrepôts ou magasins, le flou demeure. Et c’est là l’astuce. La municipalité a un droit de regard sur le « linéaire commercial » : autrement dit les bas d’immeuble. Ceux-ci doivent être réservés à des magasins. « Nous sommes définitivement des magasins de proximité, organisés comme une supérette de quartier avec des produits rangés dans des rayons suivant leur catégorie, prêt à l’achat », défend Alec Dent, general manager de Getir en France, qui revendique plus de cinquante magasins pour 2 000 livreurs embauchés, dont 210 à Marseille. Cajoo, de son côté, n’a pas souhaité répondre à nos questions. Le groupe Gorillas, lui, revendique 14 000 employés à travers le monde.

« On est ni dans l’illégalité, ni dans la légalité, on est dans une zone grise », admet un consultant pour une de ces plateformes d’achat qui souhaite rester anonyme. « De fait, la législation n’est pas adaptée », abonde Laurent Lhardit, adjoint au maire de Marseille chargé de l’économie et du numérique. « La vérité, c’est qu’on n’a aucun moyen d’agir à l’échelle locale, c’est le droit français qui doit changer », prolonge Nicole Richard-Verspieren, vice-présidente de la CCI et commerçante.

 

Concurrence déloyale

Pour tenir leurs promesses de livrer des courses en moins de quinze minutes, ces marques cherchent à investir des locaux à des endroits stratégiques du centre-ville pour des livraisons dans un rayon de deux kilomètres maximum. Quitte à s’installer dans des zones pour le moins inadaptées. C’est ainsi qu’une de ces plateformes voulait s’installer du côté de la place Thiars (1er), au milieu des terrasses de plusieurs restaurants, entre le cours Estienne-d’Orves et le Vieux-Port. « Plusieurs restaurateurs nous ont alertés. Honnêtement, je croyais à une blague. Voir des scooters débouler en pleine zone piétonne, c’est juste pas possible », raconte Rebecca Bernardi. Après des pourparlers, la plateforme devrait finalement s’installer ailleurs.

Les commerces traditionnels, de leur côté, voient d’un mauvais œil l’installation de ces plateformes, uniquement basées sur la livraison. « C’est clairement de la concurrence déloyale. Ce sont des grands groupes avec des moyens délirants, on ne se bat pas à jeu égal, ils peuvent offrir la livraison sans soucii », s’agace Nicole Richard-Verspieren. « Notre service se concentre sur les courses du quotidien de dépannage avec une offre volontairement limitée à 2 000 références », assure Alec Dent de Getir. Pour lui, cette nouvelle activité vient « compléter l’offre de distribution existante » et non lui faire concurrence.

À la mairie, on veut croire à une bonne entente avec les entreprises du secteur. Une table ronde réunissant tous les acteurs doit être organisée dans les semaines qui viennent afin d’édicter des règles communes. « Ce qu’on veut, c’est que toute entreprise qui souhaite s’installer nous le fasse savoir au préalable, afin qu’on trouve un lieu approprié », précise Rebecca Bernardi. Getir s’est-elle signalée avant son installation rue Marx-Dormoy ? « Non, dans ce cas précis, on a clairement été mis devant le fait accompli… », soupire l’élue. Les pouvoirs publics veulent garder la main, quitte à taper du poing sur la table. « On a toujours l’arme de l’expropriation si on ne parvient pas à se mettre d’accord », menace l’adjointe.

« Ce qui est sûr, c’est que les promoteurs immobiliers, eux, ont bien compris la demande de ces nouvelles plateformes. Ils sont tous à la recherche de locaux pouvant servir d’entrepôt », ajoute Laurent Lhardit.

Sur un point au moins, les entreprises du secteur semblent avoir tiré les leçons des Uber Eats, Deliveroo et autres entreprises de livraison rapide : toutes prennent le soin de souligner que leurs livreurs sont embauchés en CDI et non en auto-entrepreneurs. « Franchement, on est bien traités ici. Avant j’étais chez Uber, je travaillais sept jours sur sept, je payais l’assurance, l’essence et l’entretien. Un jour, j’ai eu un accident de scooter, je me suis cassé le nez et une dent. Ils n’ont rien payé. Pour me la faire refaire, j’ai dû aller en Turquie !i », raconte Mehdi, livreur pour Getir depuis trois mois, en montrant une cicatrice sur l’arête du nez. Et d’ajouter : « Ici, on est à trente-cinq heures par semaine, on a la sécu et deux jours de congés par semaine. » C’est déjà ça de gagné.

 

Marius Rivière