T-shirt de Mohieddine Ellabbad

Identité Remarquable | Les éditions Le Port a jauni

La jeunesse a doré

 

Active sur le territoire marseillais et méditerranéen depuis 2015, la maison d’édition Le Port a jauni propose un catalogue jeunesse et poésie en version bilingue, français et arabe. Une nouvelle saison s’ouvre pour l’association, avec de nouvelles parutions, un projet éditorial qui s’affine, mais également une réflexion autour de la portée culturelle d’une langue.

 

 

Il n’est pas rare, lorsque l’on a vécu ailleurs, d’avoir une pensée pour les autres ports, remarque Mathilde Chèvre, fondatrice du Port a jauni. La maison d’édition voit le jour sur les traces qu’avait esquissées l’association éponyme depuis 2001. « La Méditerranée est une ronde, un cercle, elle est frontière, non pas cimetière », précise Mathilde. Et pourtant, le nom de sa structure témoigne de la volonté de s’ancrer à Marseille, lorsque sur le port, particulièrement les jours de pluie, la lumière de la ville embrasse des teintes dorées et jaunes. Il suggère également qu’on lui trouve une suite, que l’on s’octroie le temps de déployer cette phrase, la puissance littéraire qu’elle dégage, le mouvement qu’elle induit.

Depuis trente ans qu’elle vit à Marseille, Mathilde ne s’imagine pas évoluer dans une autre ville de France. Peut-être parce que la cité phocéenne a cette capacité de faire confluer les identités de chacun dans un sentiment commun d’appartenance. Après avoir longuement étudié l’arabe, elle décide d’associer éducation populaire et action culturelle avec Zeynep Perinçek et Géraldine Hérédia par le biais d’ateliers autour du livre à Marseille et Arles, Le Caire et Damas. L’idée est de travailler autour des spécificités des deux langues, et la création participative d’albums pour enfants agit comme déclencheur. Peu à peu, la tradition orale va prendre une place prépondérante dans leur manière de conscientiser la ligne éditoriale de la future maison d’édition. Dans le cadre d’une thèse autour du livre jeunesse en Égypte, Syrie et Liban, l’éditrice en devenir va comprendre la manière dont les enjeux éducatifs se transmettent à travers ces ouvrages, comment la société elle-même se rêve.

En arabe, le verbe « traduire » peut s’exprimer par « نقل » (naqal), soit le transport, le voyage. Aussi a-t-il semblé naturel de déployer cet aller-retour autour de sa version sonore. Proposés systématiquement en libre accès pour la totalité de ses ouvrages, les livres audio donnent à entendre la langue et permettent l’abstraction mentale qu’elle suppose, loin des poncifs liés à l’ignorance. Le tachkil (accent permettant la vocalisation dans la lecture de l’arabe) est abandonné, et le travail de mise en page se précise. Chaque livre est pensé indépendamment, respectant les contraintes de l’imprimerie locale. Un papier gras rappellera le pastel utilisé pour la partie visuelle, immense frise qui nous poursuit au rythme des pages ; il prendra la forme d’une cartographie de l’infiniment grand et petit présent dans la nature, ou bien du palimpseste, afin de nous faire entrevoir les branches de l’arbre dessinée à l’encre de Chine.

Les thèmes abordent la question de l’exil mais également du paysage, du frottement des matières, inspirés de la tradition préislamique déclamée par les poètes du désert. Leur prochain axe de travail : jouer avec structure de la langue arabe en travaillant la polysémie de la racine des mots, initié avec Sauvage (وحش) de Layla Zarqa et Salah Elmour.

Le Port a jauni, c’est aussi des expositions multisensorielles et pédagogiques, des partenariats solides avec des structures engagées autour de l’accès à la lecture, comme Grains de lire à Carpentras ou Éclats de lire à Manosque par exemple. C’est une réflexion engagée avec un public dont le français n’est pas la langue maternelle. Poèmes sucrés, par exemple, traite de la relation qui se crée entre Assam Mohamed, ancien berger au Darfour, et Elsa Valentin lors de cours d’alphabétisation qu’elle va donner à Gap. Une écriture comme un témoignage, où les difficultés de la langue sont le prétexte à un véritable parti pris esthétique.

Parti pris également dans le fonctionnement même de l’association. Dans un souci de respecter les valeurs chères au secteur, la rétribution proposée à l’ensemble des collaborateurs du livre reste strictement la même, l’objectif étant de créer un cercle vertueux d’implication pour un projet commun. Ce fonctionnement économique implique une part d’investissement importante et par conséquent, la notion de choix d’un mode de vie, la subjectivité des collaborations qui passe avant tout par l’humain. Si vous souhaitez les rencontrer, l’équipe se rendra d’ailleurs au Festival du Livre à Marseille, le 26 novembre au Palais des Congrès. Notre conseil de lecture en attendant ? T-shirt de Mohieddine Ellabad, une sorte de Brick City littéraire à la sauce égyptienne. L’auteur propose en effet aux lecteurs égyptiens de remplacer les logos conformistes arborant ce basique du prêt-à-porter par des visuels plus en adéquation avec leur culture : des animaux mythiques, l’orange de la Palestine, des marques locales, des plans architecturaux de mosquée… Une manière décalée et subtile de s’échapper des griffes d’une culture unique.

 

Laura Legeay

 

Rens. : www.leportajauni.fr