L’entretien | Fabrice Gilbert (Frustration) 

On a profité de la soirée Born Bad Records au 6Mic le mois dernier pour discuter en loges avec Fabrice Gilbert, membre de Frustration, fer de lance du label. La personnalité du chanteur, très direct, assez bavard, franc et engagé, colle assez bien à l’image du groupe. Une très belle occasion de revenir sur leurs presque vingt ans de carrière.

 

 

Depuis 2002, Frustration c’est quatre albums (le dernier, So Cold Streams, est sorti en 2019), de nombreux EP, des centaines de concerts en France et à l’étranger, et une patte musicale et graphique instantanément reconnaissable. Le tout donne un groupe incontournable de la scène post-punk/cold-wave française.

 

À la formation de Frustration, il y a plus de quinze ans déjà, quelle était l’idée de départ, était-elle bien définie ? 

On venait de clôturer un groupe qui s’appelait les Teckels, on avait arrêté au mois de mai, pendant la canicule de 2002. Je me suis dit pour la première fois : « Je vais former un groupe ! », alors qu’à chaque fois on m’avait invité à rejoindre un projet déjà existant. On a commencé avec Manu à la basse, Marc à la batterie et Nicus qui était déjà guitariste dans sept groupes différents. On a commencé à répéter en formation classique basse, guitare, batterie, voix, mais on s’est vite ennuyés, puis Fred, qui avait un vieux synthé qui trainait sous son lit, nous a proposé de venir poser du synthé sur quelques morceaux et ça ne s’est pas passé du tout comme ça devait se passer : il a joué sur quasiment tous les morceaux ! J’étais vraiment parti pour faire mon dernier groupe, un truc à la Joy Division, The Fall, faire trois/quatre concerts par an, puis arrêter. J’avais déjà un peu plus de trente ans. Au final, ça a un peu mieux fonctionné qu’on l’aurait pensé…

 

Tu as parlé des synthés et du côté électronique, c’est bien mis en avant dans votre musique, notamment dans des ponts et des intros. Je pense par exemple au morceau Too Many Questions, est-ce un peu votre signe distinctif ? 

Je pense que si on avait pas eu de synthé, on serait morts en fait, on serait tombés dans une solution un peu rock à la Warsaw, qui faisait qu’avec le son de guitare et ma voix, ça aurait vite fait une espèce de clone un peu ridicule. Les synthés, c’est un truc complètement assumé, et pour Too Many Question, On the Rise et No Trouble, c’est devenu un peu comme nos Ace of Spades de Motorhead à nous, on les fait systématiquement.

 

Pensez-vous toujours être dans l’idée musicale de départ ou avez-vous un peu changé de cap ?

On se pose pas trop de questions là-dessus. Comme on est pas des miraculeux de la technique, on fait ce qu’on peut, déjà. Ce qu’on dit toujours en interview, c’est qu’on ne fait pas ce qu’on aimerait entendre mais surtout ce qu’on a envie ! C’est le principe de la liberté dans le rock’n’roll, surtout venant d’un milieu un peu punk, on a fait tout ce qu’on voulait. La preuve, c’est qu’on a même fait des morceaux de type dark folk comme Arrows of Arrogance, ou bien Dying City qui fait très électronique. On fait ce qu’on a envie, après faut pas que ce soit un orchestre de baloche qui fait tous les styles du monde non plus, on est pas Canteloup sur TF1 !

 

Sur votre dernier album, So Cold Streams, tu chantes deux chansons en français. Tu t’y étais déjà essayé sur l’EP Autour de Toi sorti en 2016. Bizarrement, 90 % des groupes de rock français chantent en anglais. Comment ça s’est passé pour toi ? Comment l’as-tu ressenti ? 

À vingt-cinq ans, j’avais un groupe qui s’appelait Zurück Placenta où tous les morceaux étaient en français ; mon anglais était encore pire que celui qu’il est maintenant et j’avais besoin de chanter en français. Il y a eu un moment où j’ai trouvé ça un peu ridicule, même si c’est plus facile de chanter en “yaourt” et bien que je sois très bavard, ça met une espèce de pudeur entre le public et nous. Il y a des choses que j’écris que je n’aurais pas pu dire en français ! J’ai écrit une chanson qui s’appelle Just Wanna Hide dans laquelle je parle de l’histoire de quelqu’un qui est séparé, qui entend le bruit du frigo, des chats qui grimpent dessus, et dont la personne aimée est partie. Je me verrais mal chanter « J’ai juste envie de cacher mes sentiments, j’ai juste envie de cacher mes sentiments », en français… Mais c’est vrai que parfois, je trouve ça complètement ubuesque de chanter en anglais devant des gens qui parlent français. Vu que je n’ai qu’un niveau d’anglais « normal », parfois il y a des choses qui me viennent plus facilement en français. Les gars du groupe me poussent à écrire plus en français, c’est pas un truc que je cherche particulièrement à faire. Pour enlever tout fantasme de l’écrivain, je n’ai jamais de paroles écrites à l’avance, je me laisse imprégner du morceau, je chante en yaourt et c’est le morceau qui me donne des idées de paroles.

 

Mais il n’y aura pas un album entièrement en français ? 

Non, parce qu’on n’y a même pas réfléchi et puis qu’on s’en tape complètement en fait.

 

Sur le dernier album, vous avez fait un morceau en collaboration avec un personnage haut en couleur : Jason Williamson, le chanteur des Sleaford Mods. Il est connu pour être un petit peu excité sur scène… comment ça s’est passé ?  

En tout cas, je l’imite très bien avec sa mimique à la De Niro [il le mime assez bien effectivement, ndlr]. En fait, Sleaford Mods, ça s’est passé très simplement, on jouait à Laval et on a des copains du groupe Blackmail qui nous les a présentés. Moi, ça m’a décrispé pour écrire des choses encore plus sociales, moins esthétisantes. Il y a une espèce de parallélisme, des points communs entre eux et nous : on ne mâche pas nos mots. Ça s’est fait naturellement, c’était une belle expérience, ça m’a complètement désinhibé pour encore plus danser et gueuler sur scène !

 

Vous avez fait un concert en prison avec Cheveu en 2010, qui a été filmé presque sous forme d’un documentaire. Vous avez également donné un live au Hellfest en 2021 sur une scène sans aucun public, pendant la crise sanitaire. Des expériences qui sortent de l’ordinaire ! Ça vous a plu ? Est-ce que vous voulez retenter ce type d’expérience ? 

On adore ça ! La semaine dernière, on a joué dans une petite salle de répétition à Jurançon, il y avait 120 personnes dans 40m2 (je leur ai bien postillonné dessus !). Pour la sortie du film 24 Hour Party People, on avait fait quatre ou cinq concerts et on s’est retrouvé à jouer devant des écrans de cinéma avant le film. On adore les situations un peu bizarres comme ça. Mais quand on a joué à la prison, c’était vraiment très stressant, après on est allé boire un verre dans une pizzeria à côté puis on est rentré chez nous, on était couchés à 21h30 tellement l’expérience était fatigante ! Sans méchanceté vis-à-vis des grosses SMAC [Scène de musiques actuelles, ndlr] dans lesquelles on a joué, c’est vraiment une chose qu’on n’oubliera jamais.

 

Sur la scène musicale actuelle, quel est ton groupe préféré ? 

Alors déjà je vais pas dire “je”, mais je vais essayer de parler au nom du groupe car je ne suis qu’un cinquième de Frustration. On est vraiment très fan de toute la scène australienne, dont Eddy Current Suppression Ring qui a bien tout défriché, et aussi The Chats. On aime bien De Ambassade, un groupe hollandais, on aime les Structures français avec un “s”, on aime les Structure anglais sans “s”, qui ont malheureusement splitté. On écoute plein de choses, et plein de styles différents, on est de grands acheteurs de disques et on en achète d’ailleurs beaucoup trop par rapport au temps qu’on peut passer à en écouter à la maison.

 

Si dans Frustration vous ne deviez garder qu’un seul élément, qu’un seul instrument, si vous deviez vous retrouver sur scène avec une seule chose, que garderiez-vous ? 

La guitare ! La guitare avec ce son si particulier. À chaque fois que j’écoute Nicus en balance quand je suis dans les loges, qui a cette espèce de son Marshall sans quasiment aucun effet, ça me fait quelque chose. J’aime toujours autant ça. Je pense que, tous les cinq, on pourrait juste rester là à écouter ce son si particulier.

 

Après toutes ces années, et tout ce que vous avez fait, vous êtes un peu devenus les patrons de la scène post-punk/cold wave française… 

À quoi je te réponds « mon cul et prout ! », on s’en fout de tout ça, c’est qu’une coïncidence tout ça.

 

Vous vous appelez Frustration, mais maintenant, est-ce qu’on peut dire que vous éprouvez quand même une certaine forme de satisfaction ? 

Le nom Frustration, ça vient d’un morceau du groupe anglais The Crises et je suis allé dans le dictionnaire vérifier ce que ça voulait dire, c’est être insatisfait d’une situation et tendre à ce qu’elle s’améliore. Donc oui, maintenant on est contents, on a fait des centaines de concerts, il y a plein de gens qui achètent les disques, on a rencontré plein de gens gentils, on adore nos pochettes et notre graphiste JB, il ne faut pas bouder son plaisir. C’est un plaisir assez simple en fait. Et puis surtout, personne ne s’est mis à jouer les divas, personne n’a trop pété les plombs, on reste toujours des super branleurs ! Parfois, on écoute deux heures de rires de Christophe Lambert dans le camion, on aime bien se faire des restos, on est des gens normaux et c’est peut être aussi pour ça que les gens nous aiment bien.

 

Propos recueillis par Valentin Bricard

 

Pour en (sa)voir plus : www.bornbadrecords.net/artists/frustration/