Dominique Bluzet © Caroline Doutre

L’entretien | Dominique Bluzet

Le directeur des Théâtres — le Gymnase, les Bernardines, le Jeu de Paume et le Grand Théâtre de Provence — tire le bilan de 2020 et évoque les transformations résultant de cette année cataclysmique. Adoptant une position éloignée de toute victimisation malgré l’appréhension d’un avenir incertain, il réévalue ses pratiques avec une vision profondément repensée du rapport aux publics. Illustrant ainsi une ambition qui semble plus que jamais viser une accessibilité étendue au milieu du théâtre, autant territoriale que sociale. Il ancre surtout l’avenir dans le vivant et la joie de pouvoir l’expérimenter.

 

 

Comment vivez-vous au gré des diverses annonces de Jean Castex ?

Nous en sommes à plus de cinquante mille morts… C’est important de rouvrir les salles de spectacles, mais il faut aussi savoir raison garder, être conscient de la chance que l’on a eue d’avoir été aidés comme on l’a été et, à un moment, se poser la question de l’intérêt général par rapport à cette pandémie. J’ai arrêté d’être du côté des gens qui passent leur temps à pleurnicher en trouvant que ce que fait le gouvernement est nul, qu’il n’y a que des cons… Il faut un peu d’humilité face à la maladie.

Les diverses annonces et mesures ont soulevé une question importante : celle du rapport à notre planning de la journée. Souvent, les spectateurs arrivent exténués au théâtre parce qu’ils sont sortis du boulot vers 19h ; les trente-cinq heures ne nous ont pas donné plus de temps, plutôt davantage de vacances, ce qui n’était pas le but initial. Cette question de l’horaire nous amène à nous demander s’il ne doit pas y avoir un temps après le boulot, autre que rentrer chez soi et s’écrouler devant la télé. Un temps pour la culture partagée par tous.

Évidemment, en apprenant que finalement les théâtres ne rouvriraient pas, cela a été une immense déception. Tant d’efforts, de travail, d’espérance, de joie à venir de retrouver le public, de voir des artistes sur scène… Et en même temps, il faut encore et toujours penser aux soignants qui se battent tous les jours. Alors que faire, si ce n’est continuer à espérer que « rêver », « rire » et « être ému » redeviendront plus forts que le virus ?

 

 

De quelles aides et soutiens de l’État et des collectivités avez-vous bénéficié ?

La première aide des collectivités a été de maintenir les subventions, même si on ne travaillait pas. Il faut savoir que le spectacle que vous achetez ou produisez coûte plus cher que la recette que vous allez faire. Donc à la limite, chaque fois que vous ne jouez pas, vous faites une économie.

On a eu des aides de l’État sur le chômage partiel, des aides fiscales sur les remboursements de charges qui ont consolidé les structures sur l’année 2020 et qui vont nous permettre d’aborder 2021. Nous allons jouer avec des jauges réduites, ce qui va avoir une incidence financière forte, donc la consolidation reçue en 2020 va nous aider, on l’espère, à passer 2021 qui, elle, est l’année à problèmes.

 

Le Grand Théâtre de Provence


Cette crise, qui représente le pire cauchemar de nombre de directeurs de théâtre, n’est-elle pas pour vous une occasion de relever un nouveau défi, ce qui est le moteur de vos projets ?
Cette part de risque est dans mon ADN d’entrepreneur et je l’assume totalement.
Je me sens en effet très en forme parce que ce confinement m’a permis de me poser, chose impossible dans nos métiers par manque perpétuel de temps. Je vais être très franc : lors du premier confinement, je n’ai pas éprouvé une grande solitude, vu que tous mes enfants ont débarqué à la maison (rires). Je leur ai dit de ne surtout pas venir pour le deuxième confinement (rires), qui m’a incité à me poser la question essentielle : « Finalement, qu’apprend-on de cette crise ? En quoi va-t-elle nous changer ? ». Nous ne pouvons pas recommencer comme avant. Le 7 janvier, le 20 ou je ne sais quand, allons-nous ouvrir les portes de nos lieux culturels en faisant comme si rien ne s’était passé ? Il y a des personnes qui ont été détruites par cette pandémie, d’autres qui se sont trouvées face à des solitudes énormes… En quoi la culture a-elle été une réponse ? En rien ! Oui, bien sûr, des choses se sont passées en digital, en live…

Mais le besoin de changement rode depuis quelques temps… Nous avions eu une première alerte avec les gilets jaunes. Pour eux, nous n’étions rien du tout, nous appartenions à l’élite d’une société qui ne les comprenait pas. Ensuite vint la pandémie… Même si ces deux évènements n’ont aucun lien, ils nous interpellent sur la place de l’art dans la société. Qu’est-ce qui doit changer afin que nous retrouvions une légitimité qui ne soit pas seulement incantatoire ? En quoi sommes-nous capables d’aller vers les gens, non pas pour les ramener au théâtre mais pour leur raconter ce qui se passe dans ce lieu et qui peut se vivre aussi ailleurs, et s’inscrire dans la vie de chacun ?

En plus de la pandémie, j’ai un Annapurna d’emmerdes, notamment avec le Gymnase et la brasserie d’à côté qui s’effondrent (rires). Cette accumulation de problèmes est une série de défis, qui me forcent à pousser plus loin ma réflexion : « Finalement, qu’attendez-vous de nous ? Qu’est-ce que c’est, pour vous, un lieu culturel ? Comment imagineriez-vous que cela puisse vous être utile ? »

 

 

Qu’allez-vous leur proposer ?
Pendant deux, trois ans, durant les travaux du Gymnase (mais ce sera aussi le cas à Aix), nous allons interroger la population, sortir et aller là où on ne nous attend pas. Nous allons consacrer une partie de notre budget pour dialoguer artistiquement avec des gens dans des formes inédites : un concert dans une cour d’immeuble pour ses habitants, une tournée dans les écoles, les cafés…

C’est un gros changement de paradigme, mais je trouve que c’est un défi totalement exaltant de se dire que j’ai fait ce métier durant trente ans d’une certaine manière avec la certitude que ce que nous faisions était formidable et essentiel… et puis là, il y a un Premier ministre, que je n’ai jamais vu de ma vie et pour qui je n’ai pas beaucoup d’appétence, qui vient m’expliquer que ce que je fais n’est pas essentiel… En dehors de la profession, personne ne proteste. La société s’est mobilisée pour les librairies jugées à juste titre essentielles, mais pas pour la réouverture des lieux culturels. Cela vient titiller nos propres egos. Les librairies se sont retrouvées au cœur d’un vrai débat sur la place de l’évasion qu’apporte la lecture. Le fait d’aller dans une librairie, choisir un livre et rêver était essentiel pour les gens, mais pas entrer dans un théâtre. Ce fait là doit devenir un vrai enjeu pour nous.

 

© Caroline Doutre

 

Vous donnez l’impression non seulement de vous adapter à cette pandémie, mais également d’arriver à en faire émerger un effet positif, au-delà de la tragédie humaine qu’elle constitue…

Il faut se poser la question des solidarités, en termes d’horaires, de moyens financiers, de transmission, de médiation… Comment allons-nous parler aux gens différents de nos publics habituels ? Qu’est-ce que cette pandémie aura changé dans notre manière de concevoir un lieu culturel et sa programmation ? Cette angoisse existait déjà pour nous avec la perspective des trois ans de travaux du Gymnase, avec cette obligation de réinventer une vie théâtrale différente. Nous réfléchissons par exemple à la possibilité de faire une fois par mois des séances à 10h30 pour les personnes plus âgées, transposant la sortie théâtrale alliant spectacle et restaurant à l’heure du déjeuner. C’est une autre réponse possible aux couvre-feux, et une prise en compte d’une partie importante de notre public.

La question du rapport à notre quartier se pose également. Si nous prenons l’exemple du Gymnase et des Bernardines, certains ne peuvent y venir en raison de problèmes financiers, même avec des tarifs sociaux. Cinq ou six euros peuvent paraître encore beaucoup lorsque cela constitue le montant des repas d’une journée ! D’autant plus lorsque c’est un acte qui n’est pas dans ses habitudes.

Aujourd’hui, l’idée est d’aller vers les gens non pas pour qu’ils soient demain des spectateurs potentiels, mais pour leur signifier qu’il doit y avoir un partage de la richesse culturelle, et qu’ils en font partie. Et d’ailleurs ce partage pourra avoir lieu hors de chez nous. Dans ce sens, une représentation gratuite verra le jour une fois par mois, en partenariat avec les mairies de secteurs et des associations.

 

 

Vous défendez le vivant, vous avez des salles à remplir, mais vous n’excluez pas la part nouvelle et importante du numérique. Votre public a ainsi pu bénéficier de nombreux rendez-vous virtuels… Comment envisagez-vous cette cohabitation ?
Nous avons beaucoup travaillé sur ces nouvelles relations, avec toujours le même questionnement : comment parle-t-on aux gens au-delà de la présentation de spectacles ? Par exemple, sur le festival de Pâques, nous allons proposer des entretiens d’artistes enregistrés que nous diffuserons à tous les clients de notre mécène, le CIC. C’est une autre façon de parler de l’art.

Cette pandémie nous a poussés à sortir de notre zone de confort. Face à cette situation catastrophique pour nos lieux, il a fallu concevoir des choses nouvelles. Je crois que, finalement, à quelque chose malheur est bon, dans le sens où, personnellement, cette pandémie m’aura forcé à repenser mon métier, ma relation aux spectateurs, aux territoires, à des gens qui sont loin de moi. Inventer une autre approche de la culture. Comment puis-je faire d’un lieu culturel non pas un lieu de la représentation mais un lieu d’aimantation, dans le sens d’un aimant ? Faire de nos lieux des forces centrales capables de rayonner ou de faire venir des publics qui ne cherchent pas un spectacle, mais qui serons par contre intéressés d’écouter une lecture de vers à l’heure de prendre un verre d’apéro. Le spectacle, c’est de regarder, alors commençons par regarder ce qui se passe autour de nous.

 

 

 

 

N’êtes-vous pas en train de replacer le rêve au cœur de vos intentions théâtrales, de leur enlever cet ancrage très fort dans l’actualité pour les ramener vers une facette plus divertissante ?

Le théâtre puise sa force dans sa capacité à redonner à l’homme une espérance collective.
Bien sûr qu’il y a des choses terribles dans le monde, comme les migrants à qui nous avions consacrés un cycle l’année dernière, et il faut en parler. Cependant, nous allons sortir d’une période terrible où nous allons vouloir nous faire du bien. Donc si nous voulons ramener les gens vers une société qui retrouve foi en elle-même, il faut utiliser les bons arguments.

Je pense qu’il y a quelque chose de très dangereux à rentrer dans une société dépressive, sans confiance dans l’avenir, car lorsque ce sera le cas, elle ne pourra plus aider plus malheureux qu’elle. Les misères se sont multipliées et déplacées, et nous allons nous centrer sur ces solitudes qui sont à côté de chez nous, qui existaient déjà mais étaient invisibles. Une fois par mois, la représentation gratuite se fera au chapeau, et l’argent récolté ira à des œuvres sociales. Autre piste : demander à des compagnies plus « aisées » ou institutionnelles d’offrir une représentation parmi celles achetées.

 

Le Théâtre du Jeu de Paume © Carbone

 

Comment allez-vous financer cela ?
J’ai foi en la nature humaine : l’appel à solidarité auprès de nos abonnés l’a démontré, nous avons récolté plus de 180 000 euros que l’on a pu distribuer aux artistes. Et puis c’est mon boulot de trouver de l’argent. Nous ferons moins de com’, moins de gros spectacles coûteux, on essaiera de déclencher des chaines de solidarité, de solliciter les artistes selon leurs possibilités…

Ce n’est pas l’argent qui doit être déterminant dans la culture, c’est l’opportunité qui nous est donnée.

 

 

Ferez-vous moins de créations, de co-productions ?

Oui, sûrement…

Nous sommes l’une des structures qui faisons peut-être le plus pour les compagnies régionales ; nous allons poursuivre cet accompagnement. L’année prochaine, nous ferons travailler beaucoup d’artistes locaux sur cette démarche d’aller à la rencontre des gens, etc.

Et durant les travaux du Gymnase, pendant un an, nous allons proposer la salle comme lieu de résidence, ce qui n’était pas possible avant car il n’y avait pas de disponibilité, entre nos spectacles et les manifestations que nous accueillons.

 

 

Le Théâtre du Gymnase

 

À quoi ressemblera votre nouvelle saison ? Une saison de reports ?

Non, très peu de reports afin d’éviter les embouteillages… Nous conserverons les plus fragiles, qu’il faut protéger, comme le spectacle d’Agnès Regolo.

J’ai fondamentalement envie que ce soit une saison joyeuse. Cela n’exclura pas du tout le fait que ce seront des spectacles intelligents.

Sans le Gymnase, nous serons un peu à l’Odéon, à l’Opéra, dans les territoires environnants, dans des lieux inédits hors les murs, beaucoup aux Bernardines, au GTP, au Jeu de Paume… Nous allons nous inventer un rêve différent des autres années…

Albert Camus disait : « Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur ». Cela a toujours été un leitmotiv dans ma vie. Après Dis, quand reviendras-tu ? de Barbara, qui était la chanson que j’avais choisie après le confinement, pour 2021 ce sera Y’a de la joie ! de Charles Trenet. Il faut être pénétré de la joie d’être vivant, parce qu’il y a trop de gens qui ne peuvent pas chanter cela aujourd’hui.
J’ai appelé la saison 2020-21 Vivre sans savoir ce qui allait se passer. La prochaine, je veux l’intituler (Re)Vivre, car la vie est la plus belle chose que nous avons… Même si c’est conflictuel, difficile, traversé de souffrances, de disparitions… être vivant, c’est le principal ! Lorsque je pense à cette pandémie, au fait que je suis là en train de vous parler, alors je me dis : « Ça va réouvrir, y’a de la joie ! » Un vaccin sera trouvé, je suis fondamentalement optimiste. Nous sommes dans un pays qui nous a protégés, il y a un public qui rêve de revenir nous voir, des artistes qui sont prêts, alors Y’a de la joie !

 

Propos recueillis par Marie Anezin

 

 

Retrouvez la programmation à venir des Théâtres sur https://www.lestheatres.net

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