Delgrès © Boby

L’entretien | Delgrès

Le trio blues rock Delgrès a sorti son deuxième opus 4:00 au printemps 2021, deux ans après le succès explosif de Mo Jodi. Créole dans le texte, sousaphone en guise de basse et métissage des influences : la recette piquante du groupe entraîne toujours autant un public emporté autant par la poigne des textes que par l’énergie des lignes mélodiques. Avant leur concert au 6Mic le mois prochain, nous avons interrogé Pascal Danaë, chanteur du groupe, afin de capter un peu plus l’essence de cette formule devenue incontournable sur la scène musicale hexagonale.

 

 

En 2018 sortait votre premier album, très salué par la critique et récompensé d’une Victoire de la Musique, vous menant ainsi sur les routes de France, d’Europe ainsi qu’outre-Atlantique pour de longs mois de tournée. Comment avez-vous vécu un succès si fulgurant ?

En fait, on est vraiment concentrés sur ce qu’on fait : la route, jouer en live, c’est vraiment au centre du projet. Il est né dans un local de répétitions où nous avons passé de superbes moments à jouer ensemble. On a amené cette énergie là sur scène le plus possible. Donc, quand on a sorti l’album et qu’il a reçu la reconnaissance de cette musique quand même assez particulière, ça nous a fait super plaisir car nous voulions surtout nous amuser et les gens étaient ok pour qu’on continue ! Le plaisir est intact, on a toujours l’impression de faire ce qu’on aime faire : donner des concerts, aller au contact des gens, partager avec eux. Médias ou public, ça nous fait vraiment chaud au cœur de voir que les gens répondent présent.

 

 

Le second album, 4:00 (prononcez « Four AM », ndlr), est sorti début 2021, à un moment où, du point de vue sanitaire, c’était un peu compliqué. Malgré les annulations ou les reports, avez-vous réussi à retrouver un plaisir intact de la scène ?

On s’en est bien sortis : l’album est sorti en avril 2021, et dès mai/juin nous étions sur la route, et on a réussi à avoir un été presque normal. Au tout début, on a fait quelques dates où les gens étaient assis et masqués. C’était un peu difficile mais on était déjà tellement contents d’être sur scène qu’on se considérait comme privilégiés. Après, on a eu la chance de faire des concerts où ça pogotait (rires), des « vrais » concerts debout, des concerts de feu ! Là, ça va sans doute être un peu plus compliqué parce qu’on n’a pas le sentiment d’avoir été trop frustrés grâce à cette incandescence des concerts, mais masqués et assis, on risque de tomber dans des concerts plus froids. Au festival Jazz à Juan, les gens sont assis ; à Marciac, pareil. Mais il y a toujours un moment où ils se lèvent ! On a donc déjà eu l’habitude de public plus dans l’écoute. On trouvera quand même le moyen de partager et d’emmener les gens à vibrer avec nous quoi qu’il arrive. Même assis et masqués, ils trépigneront sur leurs chaises !

 

 

Vos textes sont beaucoup nourris par la revendication, la révolte. Dans le contexte sociétal actuel qui n’est pas des plus idéaux, est-ce que vous vous nourrissez de l’actualité ou du moins vous accompagne-t-elle dans les émotions exprimées dans vos textes ?

Les revendications qu’on a sont humaines, c’est-à-dire que je me base sur mon expérience personnelle, celle de ma famille, celle du peuple guadeloupéen qui a une histoire difficile. Cela crée des caisses de résonance de tout un tas d’émotions que je vais transmettre au public. Certaines de ces émotions apparaissent come des revendications sociétales mais je me suis toujours senti dans l’intime ou dans l’histoire. Notre premier album parlait de Louis Delgrès, de 1802, de l’esclavage, etc. Là, d’un seul coup, c’est comme si l’actualité rattrapait tous les textes. Et au lieu de devenir historien, je deviens journaliste, en quelque sorte ! Tout prend une dimension tellement actuelle que ça fait presque peur ! On se dit : « En fait, c’est jamais fini ! » On est toujours dans les mêmes logiques : l’esclavage moderne existe, la manière dont la société peut traiter certaines catégories de population a à voir avec un asservissement assez généralisé. Ça, c’est la première réaction. La deuxième, c’est de se dire : « Tiens, justement, puisqu’on y est, parlons en ! » On rebondit sur les textes et on utilise leur actualité pour dire au gens : « Restons humains, restons soudés ». On a un message humanitaire à renouveler, dû aux textes présents dans nos albums.

 

 

Dans vos textes, justement, la thématique du héros revient souvent. Dans votre premier album, il s’agissait de héros de l’histoire. Dans 4 :00, vous évoquez les héros actuels, invisibles, qui font tourner le monde sans être vus ni remerciés. Qui sont les vôtres, de héros ?

Ma famille, mon père, ma mère, évidemment. Quand je parle de héros invisibles, c’est d’abord à eux que je pense. J’ai aussi une sœur qui est toujours là pour les autres, à fond. Il y a des gens que j’admire d’un point de vue artistique, qui sont en plus de ça de belles personnes, qui font des choses fantastiques autour d’eux. Quand je pense à mes héros, ce sont toujours des petites gens que personne ne connaît mais qui font le bien autour d’eux et qui ne le crient pas sur les toits. Ce qu’on appelle des « belles personnes ».

 

 

Votre musique si particulière, c’est : un soubassophone qui rappelle les marching bands, un blues aux sonorités américaines, des lignes de chant en créole… Un véritable métissage ! Est-ce une ligne de conduite dans vos recherches de composition ou une tendance naturelle de votre trio ?

Je dirais que ce métissage est en chacun de nous, membres du trio, mais en chacun nous tous, en fait. J’aime utiliser toutes les composantes de qui je suis sans forcément en laisser de côté, pour créer quelque chose de nouveau en musique. C’est un peu mon idée fixe ! Je ne peux pas m’inscrire dans une nostalgie, c’est-à-dire ne faire que de la musique blues comme on le faisait en 1920, du rhythm’and blues comme dans les années 60… Je vais plutôt utiliser tout ce qui me touche dans ces musiques là en y ajoutant qui je suis aujourd’hui, bien ou mal, doutes et questionnements compris. Je mélange tout et je propose quelque chose qui ne sonne pas comme ce que fait le voisin. J’aime apporter aux amateurs de musique une petite déclinaison, une fenêtre sur quelque chose de différent. Ce métissage, on le retrouve chez Baptiste Bondy qui joue la batterie, un nantais qui s’est retrouvé à dix-sept ans à faire du blues à Memphis, qui a fait le tour du monde et qui joue actuellement avec Lo’Jo avec qui il s’est produit dans le Sahara. Rafgee, au sousaphone, a été premier prix de Paris à la trompette dans un orchestre classique, avant de faire de la fanfare créole… On a des parcours de vie très métissés, on a tous en nous un tas de composantes, nous sommes complexes, est-ce qu’on a envie de jouer avec ça ou est-ce qu’on développe un seul aspect ? C’est à chacun de décider.

 

 

Vos textes sont plutôt percutants et directs, et tous chantés en créole. Vous dites-vous parfois que ça va entraver leur compréhension ou est-ce au contraire plus facile pour vous de livrer des textes intimes dans cette langue qui n’est pas comprise par tous, ou plutôt comprise par ceux qui le souhaitent ?

Il y a, en effet, un petit sas que permet cette langue. Déjà, dans la forme, elle permet de dire des choses assez crues et percutantes, un peu comme l’anglais. En deux, trois phrases très simples, tout est dit ! Le bénéfice secondaire, vous avez raison, c’est ça. C’est de pouvoir garder une forme de pudeur, quelque part, de ne pas être complètement à nu. Parfois, j’ai besoin de ça, parce que ce sont des choses tellement profondes et personnelles qu’on aime pouvoir les dire en brodant, comme dans la poésie, quelque part. Il y a un effet de protection, c’est vrai.

 

 

Sur l’année en cours, quels sont les événements et projets musicaux que vous attendez avec impatience ?

Aix-en-Provence ! (rires). On va faire une pause aux alentours du mois de mars. On a envie de travailler à des collaborations avec d’autres artistes. Ce n’est pas encore très défini mais on a très envie de ça. On s’entend très bien avec Piers Faccini, avec Gaël Faye aussi, qu’on aime beaucoup. Également Bombino… Du point de vue ludique dont je parlais dans nos compositions, on a envie d’ajouter de nouveaux compagnons de jeu, d’avoir la surprise de ce qui en sort. Quand je parlais d’Aix, je ne plaisantais qu’à moitié : on n’a pas tant joué dans le Sud que ça et on est plutôt heureux de le faire ! Il est temps !

 

Propos recueillis par Lucie Ponthieux Bertram

 

Delgrès : le 5/02 au 6Mic (Aix-en-Provence).

Rens. : www.6mic-aix.fr

Pour en (sa)voir plus : www.delgresmusic.com