Le grand détournement

Le grand détournement

A l’occasion d’une rétrospective au CipM autour de l’œuvre de Guy Debord et de l’héritage du mouvement situationniste, Le Miroir s’associe à l’événement pour proposer une intégrale des œuvres cinématographiques de Guy Debord, expérience de spectateur unique, bouleversante et radicale… (lire la suite)

A l’occasion d’une rétrospective au CipM autour de l’œuvre de Guy Debord et de l’héritage du mouvement situationniste, Le Miroir s’associe à l’événement pour proposer une intégrale des œuvres cinématographiques de Guy Debord, expérience de spectateur unique, bouleversante et radicale.

Résumer l’œuvre cinématographique de Guy Debord en trois mille caractères équivaudrait à réaliser le combiné nordique en équipement de plongée. Foutu d’avance. Mais ce journal n’est plus à une cause perdue près. Les apôtres de la marchandisation des sociétés, réunis autour du Dieu Capital, ont bien dû sentir leur piédestal vaciller, en cette année 1967, à la sortie d’une œuvre aussi (dé)fondatrice que La société du spectacle. La critique sociale qu’y distillait l’auteur, et dont il adaptera lui-même une version visiblement cinématographique, échafaude l’idée d’une théorie révolutionnaire moderne aboutie, dont l’absence se fait au final sentir, malgré toutes les tentatives, à l’aube des agitations de mai. Pour reprendre Asjer Jorn, « Guy Debord n’est pas mal connu, il est connu comme le mal ». La découverte de ses œuvres, ou leur relecture même, déclenche un tel séisme intellectuel qu’on ne peut en ressortir indemne. A la totale et radicale remise en question de nos sociétés contemporaines s’est mêlé chez l’auteur un regard visionnaire sur la mise en scène structurelle de l’information sociale. A cela s’ajoutait l’observation d’une ère en devenir (la nôtre, toujours, aujourd’hui), dont une partie se construit sur le culte de l’hédonisme. A tel point que l’inspiration de l’Internationale Situationniste ne saurait être l’exégèse des œuvres capitales de la pensée révolutionnaire, celle de Marx en tête, mais dépasserait de loin toute influence préalable, faisant perdurer un écho qui ne peut s’éteindre, et dont on se félicite, aujourd’hui plus que tout, qu’il se fasse entendre hors d’un cercle privilégié. C’est à cet instant que l’œuvre cinématographique est le liant de la pensée situationniste. Guy Debord tourne Contre le cinéma. Mais il reste tout contre le cinéma. Collé à lui, attaché à l’expérimentation de l’image, qui lui sert de contre-pied. En droite lignée (mais pas « aligné sur ») des œuvres cinématographiques lettristes, ces films permettaient à l’auteur d’accélérer la mise à mort du cinéma, lui qui considérait qu’une situation n’a pas besoin d’illusion, et que les sociétés n’ont donc nul besoin de ce nouvel opium du peuple qu’est le spectacle cinématographique. Et pourtant, cette part de l’œuvre de Guy Debord n’explose pas les règles du cinéma, elle recrée. Les situationnistes ont toujours proposé autre chose qu’une réaction violente (ou des Hurlements en faveur de Sade , pièce la plus extrême du cinéma de Debord). Partant du postulat, comme il est dit dans les premières minutes de La société du spectacle, que « le spectacle n’est pas un ensemble d’images mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images », Guy Debord tisse un nouveau rapport entre le son, l’image, les voix, les sous-titres, désynchronisant le tout pour mieux constituer les bases de ce nouveau langage, qui serait idéologiquement plus proche de tous, comme en témoigne Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. « L’acte de pensée » révolutionnaire n’est donc jamais très loin d’une certaine forme de poésie, l’Internationale Situationniste ayant toujours considéré que la révolution prend d’ailleurs naissance dans ladite poésie. Heureux ceux qui assisteront au spectacle de cette mise à mort du cinéma, prenant alors conscience, mais trop tard, que c’est à une autre peine capitale qu’ils assisteront : la leur.

Sellan