Mandibules de Quentin Dupieux

La réouverture des salles

Bel écrin pour grand écran

 

Durant cette longue période de fermeture des salles de cinéma, les articles annonçant leur éventuelle mort au profit des plateformes ont fleuri dans les mass médias. Un présage peut-être un peu trop hâtif ! Après avoir rallumé les projecteurs depuis mercredi dernier, les exploitants des salles régionales nous livrent aujourd’hui leurs regards sur cette réouverture, sur l’avenir qui s’y dessine, sur les joies des retrouvailles et les contraintes vécues. Avec un fil d’Ariane : la salle de cinéma, aujourd’hui véritable écrin, reste indéfectiblement le lieu idéal pour la découverte des œuvres filmiques, et dans notre rapport au cinéma.

 

 

Une séquence historique depuis 1895 : jamais les salles de cinéma n’ont connu au fil des décennies pareil scénario. Les pires conflits qui ont secoué le 20e siècle n’ont jamais eu raison, parfois au contraire, du dispositif de la salle obscure. Les projecteurs, faisant fi de la marche des événements, ont de tous temps débité leur vingt-quatre images par seconde, et la représentation d’une humanité en mouvement s’est impressionnée sans discontinuer sur la pellicule, comme mythe collectif du Grand Récit, ainsi que l’évoquait Alain Masson.

Las, ces sept derniers mois ont interrompu cette dynamique, contraignant le cinéma — sa fabrication, sa distribution, sa diffusion — à repenser son modèle, son geste artistique, ses contraintes industrielles, à l’aune d’une ère numérique qui a vu les plateformes se soustraire au dispositif collectif de la salle obscure.

Au lendemain d’une réouverture tant espérée, quel sens prend encore au sein de nos sociétés la question du cinéma ? De ses pratiques, de nos rapports aux films — donc au monde —, d’une réinvention des dispositifs, sujets pourtant bien prégnants, en filigrane, depuis plusieurs années ?

Rappelons les faits : jusqu’au 9 juin, les salles accueilleront leurs spectateurs dans la contrainte d’une jauge abaissée à 35 %. Suivra une séquence de trois semaines à 65 % des fauteuils ­— et un couvre-feu à 23h —, puis une liberté totale à partir de fin juin, jauge et couvre-feu compris.

Or, cette réouverture s’accompagne d’une réalité abyssale : plus de quatre-cents films sont en attente de sorties, dont beaucoup, bien évidemment les plus fragiles, ne trouveront pas le chemin des salles. Et toutes les prémisses de concertation pour réguler cet embouteillage monstre ont volé en éclat le lendemain des annonces de déconfinement. Les exploitants régionaux minimisent à juste titre ces impacts, les mettent désormais en perspective — malgré les contraintes pour chacun différentes —, au regard des premiers jours d’exploitation où s’est dessiné, peut-être, l’avenir même de cette chaîne de l’industrie cinématographique.

Clémence Renoux, de la dynamique salle Le Cigalon de Cucuron souligne : « Sur cette première journée de reprise, il y avait une telle attente du public, un vrai manque, et au final un vrai plaisir. Bien sûr, avec cette histoire de jauge, il nous manque la séance du soir, on voit la différence avec les séances en journée, forcément moins pleines. Pour preuve, on a refusé du monde à celle de 18h30. C’est donc frustrant, mais aussi formidable de voir à quel point notre public a cette forte envie de redécouvrir tout un tas de films. À notre niveau, pour ce premier programme, nous avons repris les films arrêtés au moment du second confinement, en rajoutant les sorties annoncées, comme Falling, Mandibules… En proposant parallèlement, en écho aux retrouvailles en salle, un cycle “Plaisirs du cinéma”, égrené de grands classiques à voir ou revoir dans les conditions de la salle, donc en copies restaurées, tels À bout de souffle, Les Moissons du ciel, Les Choses de la vie ou le formidable documentaire de Bertrand Tavernier sur l’histoire du cinéma français. Nous allons ainsi continuer ce travail développé ces dernières années, en éditorialisant ce mono-écran, et en équilibrant entre films d’auteurs attendus et véritables découvertes. »

À Marseille, William Benedetto, directeur de l’Alhambra, entérine ce constat : « Cette ouverture révèle que la salle de cinéma est incontournable. Si autant de films sont en attente de sorties, cela montre bien que tout le monde, dans la profession, veut que l’expérience de la salle de cinéma perdure. Je remarque aussi qu’il y a un vrai manque de la part des cinéastes eux-mêmes, qui sont très demandeurs de rencontrer à nouveau le public. Tant que le film n’est pas sorti en salle, au final, il n’a pas réellement de “naissance”, c’est donc le dispositif indispensable, réellement et symboliquement. Je voudrais aussi rappeler l’importance qu’a eue la dernière cérémonie des César. Décrié ou non, ce rendez-vous a permis à des films, Adieu les cons, Deux ou Josep par exemple, de créer une vraie attente pour le public, malgré les sept mois d’arrêt ! De ce point de vue, les César ont joué leur rôle de défense du cinéma, et le désir de la salle a aussi été nourri par cette cérémonie. Un autre révélateur est que cette ouverture s’accompagne d’une dizaine de nouvelles salles, petites ou grandes, qui ont récemment ouvert en France, la preuve d’un avenir auquel tout le monde croit. Il est intéressant de constater aussi que les multiplexes observent attentivement les salles classées art et essai, notre côté vivant, animé, habité : nous sommes donc porteurs d’un modèle qui a de l’avenir. Et je n’omets pas dans ce constat l’un des axes forts de nos compétences, le travail éducatif, avec la reprise des séances scolaires. »

 

 

À Aix-en-Provence, dans une salle vivace et essentielle dans la diffusion du cinéma de patrimoine, l’Institut de l’Image, cette longue fermeture a permis à la directrice Sabine Putorti de porter un regard aiguisé sur son rôle de passeuse : « Finalement, je trouve qu’un peu de frustration ne fait pas de mal, dans notre société. Nous sommes dans une ère du trop-plein, et cette séquence a permis aux gens de constater à quel point ils étaient attachés à la salle de cinéma, au fait de voir les films sur grand écran. Les amateurs de cinéma en avaient franchement ras-le-bol du petit écran. On a donc, à l’Institut de l’Image, repris le fil avec des œuvres qui prennent tout leur éclat en salle, comme Le Vaisseau fantôme de Michael Curtiz, une expérience unique, un grand film porté par une forte vision du cinéma. Nous étions heureux de revoir le public fidèle au rendez-vous, y compris des lycéens ! Ce travail auprès des publics restera essentiel pour nous, car il sera tout de même difficile de les retrouver pleinement — nous étions arrivés à de bons chiffres de fréquentation en 2019 —, cela risque de prendre un peu de temps. L’avenir, pour nous, est toujours de définir comment le cinéma répond aux grandes thématiques du moment, et non l’inverse. Le cycle “Black Films Matter” a été en ce sens une grande expérience. L’un des prochains rendez-vous, “Évasions”, viendra ainsi réaffirmer que le cinéma est toujours le lieu de la liberté, de l’émancipation, de l’affranchissement. En fait, je pourrais nommer tous nos cycles “Un vent de liberté” ! »

Du côté de Martigues, qui s’attelle pour septembre à l’ouverture d’un trois salles en plein centre-ville, Henri Denicourt précise : « De mon côté, j’ai voulu faire pour cette reprise une avant-première à contre-courant de ce que l’on retrouvait dans la majorité des salles, un film que l’on ne pouvait voir que sur grand écran, Sous l’aile des anges. Je constate quand même que pour cette réouverture, beaucoup de gens avaient aussi le désir de se retrouver ensemble, en terrasse, pas forcément en salle. D’autant que Martigues est une ville chargée en propositions, je pense en l’occurrence au théâtre, avec un noyau, bien sûr, de spectateurs communs. Mais tout cela se rééquilibrera. Concernant l’industrie cinématographique, je regrette de constater que beaucoup s’entredévorent, c’est un peu le monde d’avant, en pire ! Par exemple, le cinéma américain étant assez bloqué en salles, les multiplexes se jettent sur les œuvres classées art et essai, nous empêchant parfois de faire notre travail, ils vont à présent vers des films pour lesquels ils n’auraient eu aucun appétit avant. C’est certain : la période de confinement a permis à une certaine partie du public d’avoir de nouveaux réflexes, je pense aux plateformes, aux tarifs plutôt bas, plus bas que ceux en salles. L’avenir est donc pour nous d’être prescripteurs d’un cinéma que nous défendons. Que nos lieux aient une certaine vision du cinéma, à partager. En gros : “Venez chez nous, vous verrez quelque chose que vous ne verrez pas ailleurs.” Y compris dans l’expérience de la salle. C’est vrai que pour nous, l’ouverture d’un trois salles va être un pas considérable, et même s’il existe de nombreux lieux culturels sur le plan local, chacun doit y trouver son chemin. »

Et Emmanuel Vigne, dans la cité port-de-boucaine mitoyenne à Martigues, au Méliès, de rajouter : « Cette longue période comme suspendue nous a permis de définir plus précisément le sens de notre travail, qui à Port-de-Bouc tend vers une réinvention de la question de l’éducation populaire. Nous avons du coup développé de nouvelles pistes pour réinventer la fonction de la salle de cinéma dans la cité, que nous mettrons en œuvre au fil des mois. Repenser la diffusion des films en sortant de cette course folle, et en laissant par exemple les opus plusieurs mois à l’affiche, avec moins de séances. Redonner toute sa place au temps. Nous privilégierons ainsi les cycles et thématiques — parfois sur des week-end entiers —, avec une transversalité des arts, en offrant d’autres regards sur les films, littéraires ou musicaux… Nous allons poursuivre ce travail développé ces dernières années, faire du lieu un espace unique de rencontres, de découvertes, d’échanges, de partages… et bien sûr de plaisir ! »

À l’Est de la Région, à l’excellent Cinéma de Beaulieu, près de Nice, Xavier Vaugien fait part de ses interrogations : « Humainement et physiquement, j’avais des doutes sur notre capacité à relancer la machine. Nous sommes certes un cinéma dynamique, mais avec une petite équipe de quatre personnes, et nous ne nous étions pas vus depuis six mois ! Il y avait donc ce petit doute, pas un empêchement réel, mais allions-nous retrouver cette fluidité dont nous avons nécessairement besoin ? Eh bien, nous avons placé cette réouverture sous le signe de la fête, et le constat était là, autant pour nous que pour le public : nous avons toutes et tous immédiatement retrouvé tous nos repères, ainsi qu’une immense joie. Nous passions donc en une journée du doute au plaisir ! Nous avons décidé de repartir calmement, sans nous mettre tout de suite dans le rouge, bien reprendre nos repères, et pareil pour le public. On concocte de beaux moments pour la suite, avec de véritables pépites. Cet été sera aussi le premier enjeu pour nous, puisque nous avons une grosse activité en plein air. »

Enfin, Eva Brucato, qui dirige avec intelligence le cinéma Le Royal de Toulon, conclut sur cette réouverture des salles de cinéma : « Il était temps ! Voir les salles se remplir, même avec cette jauge limitée, a été un tel bonheur ! Ce premier jour était si satisfaisant, cela nous a permis de retrouver le sens de notre travail. J’ai d’ailleurs personnellement, le mercredi de la réouverture, introduit chaque séance avec un petit mot de bienvenue, c’était aussi important pour moi que pour le public. Bien sûr, l’avenir reste un gros point d’interrogation. Nous sommes à notre niveau un cinéma très dépendant de nos entrées, qui représentent 80 % de notre économie. Elles sont donc vitales pour exister, pour nous. Il y a donc parfois un écart entre cette réalité économique et comment j’imagine la salle de cinéma art et essai idéale. Nous garderons donc ce spectre large qui nous caractérise, car nous avons un public de cinéphiles très varié. Si nous programmons les films attendus, nous resterons également ce lieu où l’on découvre des œuvres peu vues ailleurs. Nous allons juste attendre un peu avant de reprendre les soirées. Et quel que soit notre avenir, je crois toujours, profondément, en la force du cinéma ! »

Le constat est donc sans appel : malgré les différences structurelles, ou liées au territoire, d’une salle à l’autre, tant que nos cinémas seront mus par cette passion pour l’image en mouvement et sa diffusion, les œuvres filmiques continueront à prendre leur pleine mesure au sein du dispositif qui caractérise ces lieux uniques : la salle obscure, le grand écran, et l’expérience collective unique, tous les regards convergeant vers cette fenêtre ouverte sur notre monde.

 

Gaby Levielle

 

 

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