Mystique

La parole à… Mystique

Curatrice, deejay, organisatrice de soirées : Mystique, alias Morjiane Benzitouni, a ce pouvoir devenu rituel de déscotcher nos semelles des caves aux sols collants, de réveiller les impassibles hangars de béton résonnants, et sait tout autant attiser les champs terreux au soleil levant. Derrière son effet irrémédiablement exultant, sa cause : réaffirmer les présences politiques des musiques populaires, en réintroduisant des genres qui, pour certains, ont donné naissance aux florissants dancefloors occidentaux, avant d’être relégués aux tubes de l’été.

 

 

Programmée pour le prochain Bon Air tout frais de Bi:pole, Mystique mixe aussi, de son ouïe particulièrement sensible au rap, RnB, raï, dancehall ou reggaeton, derrière beaucoup des meilleures platines marseillaises. Mais la musique n’est pas son seul domaine de prédilection, parce que Mystique est bien geek : développeuse, elle est missionnée, par exemple, pour le montage d’un Fab Lab par la Ville de Marseille. Il s’agit plutôt de relever sa présence passionnée sur les scènes musicales et électroniques marseillaises, en vrac et sans exhaustivité : de la vive Jeanne Barret aux secrètes Meta, en passant par l’invariable point de chute du Cabaret Aléatoire, la famille Maraboutage, les soirées Paillettes ou, plus récemment, Boundless. Et les ondes ne sont pas en reste puisqu’après un détour par une Boiler Room, elle est en résidence chez la locale et ex-bordelaise Ola Radio, ou la plus globale Rinse France (antenne web de la FM d’outre-Manche, d’abord pirate et désormais très reconnue), où elle tient deux émissions mensuelles, dont la fameuse Murda on the dancefloor.

Mystique fait mouche, mais en toute humilité, avec ses subtiles raretés, issues pour beaucoup des versants diasporiques latins, afro-caribéens et arabes. Et ses rythmes, ou plutôt ses riddims, ne manquent pas de grandes (et saccadées) pesanteurs sensationnelles. Peut-être est-ce l’influence réminiscente de l’instrument d’enfance, étudié au conservatoire pendant plus de dix ans, aux cordes frottées dans des églises, le violon ! Rencontre avec ses sons et positions.

 

« Ce qui m’a plutôt influencée, plus jeune, ce sont mes parents, qui étaient vraiment amateur·ices de musique, de funk, de RnB, de rap… Et qui écoutaient des musiques très différentes, en puisant dans leurs côtés algérien et espagnol respectifs. Puis, j’ai commencé à aller en soirée, à rencontrer des collectifs. J’étais sur Lyon, ou à Saint-Étienne (avec les crews de rap), avant de passer par Grenoble, Montpellier, Toulouse (où il y a de gros collectifs de teufs). J’ai fait de la radio, pendant deux ans, on avait notre émission les samedis soir sur Radio Canut, avec quatre potes, une Italienne, une Lyonnaise, une Allemande et moi, on passait des sons et on parlait, pas prise de tête. J’ai écrit aussi, pour un fanzine, Pidgin. L’idée partait d’une forme très visuelle, pour mettre en lien des « sous-cultures populaires » — enfin, même si ce sont deux mots qui ne vont pas ensemble. J’y ai fait une playlist sur les musiques expérimentales et urbaines du Moyen-Orient et des pays d’Afrique du Nord, ou un article sur Rosa Pistola (DJ et productrice colombienne qui vit au Mexique, ndlr), qui fait elle-même de la curation de projet, de la musique latine, reggaeton, tout ça.

En fait, j’ai toujours été avec des gens qui faisaient du son, et ce n’est que très récemment que j’ai voulu mixer. Avant, je regardais de loin, puis on m’a prêté un contrôleur et j’ai appris par moi-même, j’ai tâtonné, jusqu’à ce fameux premier jour à Lyon, il y a environ cinq ans. J’ai mixé pour la clôture d’un festival en parallèle de la Pride, organisé par le Collectif Des Raciné·e·s (qui fait un travail social autour des personnes queer racisé·es). J’ai joué pendant trois heures d’affilée, j’ai cru que j’allais tomber dans les pommes, après mon set je ne pouvais plus bouger, j’ai dit que je ne ferais plus jamais ça de ma vie ! (rires). Puis, elles m’ont réinvitée au même endroit, au Grrrnd Zero, environ deux ans après. J’ai vraiment commencé à mixer plus intensément, et plus officiellement, en 2019 ; avant c’était dans des squats ou dans des soirées queer.

À Marseille, mon premier mix était avec Softboi (Bogoss-Lacoste, aka Alex de SouthFrap Alliance, ndlr) qui est avec Maraboutage et qui a beaucoup porté des artistes d’ici et d’ailleurs ; je trouve que ses initiatives sont cool. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi il n’est pas plus reconnu ou mis en avant, c’est une figure assez centrale de la musique à Marseille.

En fait, en France, c’est toujours assez difficile d’apporter autre chose dans les musiques électroniques, la scène est assez fermée, c’est très techno et house, et le public n’est pas très réceptif à d’autres formes, et surtout pas pour ce qui relève de la culture populaire, rattachée au “mainstream”. On ne prend même pas la peine d’écouter du reggaeton, du dancehall, et encore moins du rap ou du raï.

L’électro a beaucoup évolué les quinze dernières années mais ne se reflète pas forcément sur les programmations françaises, alors qu’en Afrique, au Maghreb, en Amérique Latine, il y a des formes de musique électro qui naissent d’influences populaires locales. Et il est extrêmement rare que des programmations “électroniques” en France s’intéressent à ce qui sort des esthétiques technophiles. Ce sont de grands défis à relever, mais j’ai espoir que cela change profondément, car d’année en année, les programmateur·ices s’ouvrent à autre chose, de plus en plus d’artistes prennent les devants et osent, les initiatives se multiplient ! Mais cela reste insuffisant, les promoteur·rices (surtout de grands événements) et le public restent majoritairement ethnocentré·es, et il est facilement observable que beaucoup ne font pas l’effort d’écouter ce qu’il se passe autour. Les line-up d’été s’entremêlent et se ressemblent tous, alors qu’il est venu le temps d’avancer !

Les programmations de festivals ou de soirées à grande échelle n’ont, pour moi, plus rien à voir avec la philosophie initiale de la rave underground : un espace par nous et pour nous. Les pratiques musicales et événementielles ne sauraient être ce que l’on connaît aujourd’hui sans l’intervention des femmes, des personnes LGBTQIA+ et/ou racisée·es. Le remix, le dancefloor, la fête, les clubs, les sound systems, les raves, les mcs, les deejays, la danse… tout cela, on le leur doit. J’admire cette capacité à construire un dancefloor comme un espace exutoire, d’amour et de rencontre, au-delà des dogmes imposés par les classes bourgeoises et la culture dominante. Le djing est un moyen de mettre en relief une certaine idée de la tolérance et de l’acceptation de soi et des autres, dans le respect des œuvres produites, aussi et souvent, par les minorités. J’ai évolué plus de dix ans auprès des acteurs (au masculin !) de la scène électronique avant de me lancer moi-même. Il est très difficile de trouver reconnaissance et respect dans ce milieu en tant que femme et encore plus en tant que femme racisée. Je n’ai longtemps pas joué parce que je n’avais pas cette confiance, je suis quelqu’un d’assez introverti, quand même, et l’image c’est stressant pour moi, outre la tendance à la starification du DJ. L’ouverture inclusive se fait par les petits collectifs mais au niveau des gros festivals, ce n’est pas encore tout à fait ça. Les choses se font par le bas, ça va arriver petit à petit. Ce que je joue est encore considéré comme de la niche en France, alors que ça se joue beaucoup plus en Suisse, en Belgique…

Mais ici, à Marseille, c’est moins le cas, quand même. Par sa richesse culturelle, elle reste et restera la ville qui a le mieux accueilli mon travail et le travail de beaucoup d’autres. Le public sait se saisir des problématiques liées à la diversité des genres, des cultures, cela se ressent dans les programmations mais également dans l’amour que le public porte aux artistes.

Je tiens vraiment à mon travail de diffusion, aussi pour que les auditeur·ices sortent du schisme générique qui sépare les “musiques du monde” ou “les musiques urbaines” du reste de la musique occidentale. Ce sont des formules trop réductrices, inventées par l’industrie musicale dans le courant des années 80, 90, pour permettre une surexploitation économique. Depuis, 90 % de la réalité de la production musicale à l’échelle internationale est étouffée par cette grosse industrie, qui est en mode tubes de l’été. Rien dans ces musiques, à la base, n’est “mainstream” : ce sont en fait des cultures de marge, réprimées dans leur propre pays par les élites économiques, elles n’existent que pour une seule raison… Survivre et se faire sourire au milieu du chaos.

Il y a beaucoup de créations, à force de curiosité — parce qu’il faut creuser ! — qui m’ont influencée dans mes recherches et mes goûts d’aujourd’hui, comme les Parisiens Jess et Crabbe du collectif Bazzerk qui ont promu les cultures non occidentales mais électroniques en France. Ils ont sorti plein de cassettes, comme avec du logobi (une musique et danse née dans les années 80, plutôt coupé-décalé et originaire des ghettos d’Abidjan en Côte d’Ivoire, ndlr), une autre sur le changa tuki (de Caracas, Venezuela, ndlr). Il y a aussi le label Enchufada, de Lisbonne, plutôt porté sur de la zouk bass, ou le collectif Naafi au Mexique, qui a beaucoup participé à la diffusion d’une musique très hybride, une électro expérimentale qui s’inspire de leur scène locale : reggaeton, dembow… Ou encore Principe, qui sont des minorités angolaises au Portugal : iels ont inventé la batida, un mélange entre la techno et du kuduro…

Donc, je fais des mixes thématiques (surtout pour les radios) pour justement montrer que toutes ces musiques ne se ressemblent pas ; que dans telle ville, tel collectif fait ce tel genre musical, etc. Je me focalise sur une ville ou même sur un quartier, pour redifférencier et réidentifier des genres : on ne peut pas ne rien aimer parmi toutes ces musiques différentes. Et l’histoire qui est dernière chaque musique est souvent encore plus belle, je pense par exemple à la gqom, au kwaito en Afrique du sud, qui étaient très importantes pour la libération de la jeunesse pendant l’apartheid.

Mes sons, je les trouve sur CD, j’ai une énorme collection. Plein d’ami·es me ramènent ou m’envoient des CD, je les trouve en brocante, ou je les achète sur Discogs. Le CD, c’est assez désuet quand même… il y a plein de gens qui jettent des compiles de ragga dancehall incroyables, de reggaeton ! Ça se trouve hyper facilement et c’est abordable par rapport aux vinyles.

Lorsque je mixe en soirée, je m’adapte pas mal au public. C’est souvent plus énervé, parce que je peux jouer parfois sur des scènes plus électroniques, où j’essaie de faire des choses plus hybrides que sur des soirées plus spécifiques, où parfois le public attend du rap plutôt comme ça, ou du dancehall plutôt comme ci.

Et Marseille m’accepte autant sur la scène électronique que sur la scène afro-caribéenne ou latino ! Le public est trop cool à Marseille, il y a une vraie énergie positive qui met en confiance. »

 

Propos recueillis par Margot Dewavrin

 

 

Mystique : le 3/06 au Festival Le Bon Air, à la Friche La Belle de Mai (41 rue Jobin, 3e).

Rens. : www.le-bon-air.com

 

Pour en entendre plus : www.soundcloud.com/mystique3600

Et en (sa)voir plus : www.instagram.com/3600bpm