Christine de John Carpenter

La maison d’édition Rouge Profond

Les calés du cinéma

 

Alors que va se clore la cinquième édition du festival littéraire Lecture par Nature sur les rapports entre littérature et cinéma, avec en apothéose une soirée le 26 février à Aix consacrée au maître du cinéma fantastique italien Dario Argento, rencontre avec Guy Astic, le créateur de Rouge Profond, maison d’édition spécialisée dans le 7e art et invité d’honneur de la manifestation !

 

 

Guy Astic est avant tout professeur de lettres, un professeur comme on aurait aimé en avoir plus souvent. Il nous accueille à la librairie Lagon Noir à Aix-en-Provence, qu’il a contribué à créer. À peine prend-t-il la parole, d’une voix à la fois grave et douce, qu’on sent le personnage passionné.

Tout a commencé par passion justement. D’abord la littérature. Les grands auteurs, Hugo, Balzac… mais aussi la littérature de genre, l’américain Stephen King ou le belge Jean Ray. Quand il commence à s’intéresser au cinéma sur le tard, c’est avec le même éclectisme : « Je crois que le premier film que j’ai vu en salles, c’était assez tard, à seize ans. Mais dès que j’ai plongé dedans, notamment par la vidéo grâce au magnétoscope, je me suis orienté presque naturellement vers le “(cinéma de) genre”, ce qui ne m’a pas empêché de m’ouvrir à tout type de cinéma. »

Épousant une carrière de prof de lettres, l’envie de devenir éditeur le travaille très tôt. Alors quand, en 1998, il rencontre le critique Jean-Baptiste Thoret, ils imaginent une revue qui parlerait de cinéma mais d’une façon différente de ce qui se faisait alors. « Nous nous sommes dit qu’il n’existait pas une revue qui évoquait le cinéma d’une autre façon qu’événementielle ou journalistique, ce qui était un peu faux. Mais vous savez, quand vous créez une revue, vous pensez que vous inventez l’eau chaude. » Cela va donner Simulacres, dont le premier numéro sort en kiosques en 1999 sur le thème « Filmer la peur » et qui est rapidement épuisé ! L’aventure continue jusqu’en 2003 alors que Guy Astic choisit de s’orienter, seul, vers l’édition de livres en prenant le nom de Rouge Profond, en hommage au film Profondo Rosso de Dario Argento.

La maison d’édition se consacre très rapidement uniquement au 7e art, proposant des ouvrages alliant éclectisme et rigueur quasi universitaire, le cinéma de genre se taillant la part du lion, sans pour autant négliger des cinéastes importants qui n’ont pas forcément la reconnaissance critique qu’ils méritent comme Jean-Claude Brisseau, Emmanuel Mouret… ou bientôt Tsui Hark. Et quand Rouge Profond publie un ouvrage autour d’un cinéaste sur lequel les essais sont déjà nombreux, c’est par une approche inédite, à l’instar du livre sur Hitchcock et la télévision, analysant la série TV initiée dans les années 50 par le maître du suspense.

Des ouvrages écrits aussi bien par des auteurs évoluant dans le champ universitaire que des plumes confirmées comme Pierre Berthomieu ou Raymond Bellour, ainsi que de jeunes auteurs qui signent leurs premiers livres. « J’aime beaucoup faire ça, suivre des textes, notamment avec les jeunes plumes. »

Affichant une triple ambition — patrimoniale, esthétique et celle de laisser la parole aux cinéastes avec de nombreux livres d’entretiens —, le catalogue de Rouge Profond se déploie sur plusieurs collections.

À commencer par « Raccords », qui a marqué les débuts de Rouge Profond et qui compte à ce jour une soixantaine de titres consacrés à des cinéastes, avec un spectre très large allant de Zemeckis à Bruno Dumont en passant par Jacques Tourneur, ou à des thématiques comme les redneck movies ou le giallo italien.

Comme son nom l’indique, la collection « Débords », tout en parlant toujours de cinéma, déborde quant à elle vers d’autres champs, convoquant philosophie, littérature ou sciences sociales sur des sujets aussi variés que les lolitas, l’art après Auschwitz ou le cinéma et la bioéthique — un souci de transversalité qui est une des marques de fabrique de la maison.

La petite dernière, « Décors », présente pour sa part des recueils de textes comme les deux volumes d’Images et mots de l’horreur signés par Guy Astic lui-même ou encore des livres sur les liens avec le cinéma de chanteurs comme Dylan, Elvis ou Springsteen, faisant la part belle aux images. « Une spécificité à laquelle je tiens, c’est de mettre beaucoup de photogrammes, avec une qualité de reproduction optimale, pour faire dialoguer textes et images. »

Car Rouge Profond a beau être une maison d’édition dont les auteurs manient le verbe avec style et rigueur, elle n’en oublie pas d’apporter un soin à l’impression et à la maquette de ses ouvrages, faisant appel le plus souvent à des acteurs locaux. « C’est au départ un peu un hasard, mais maintenant c’est devenu un engagement personnel. Je reçois beaucoup de devis d’Europe centrale ou de Chine, où je pourrais imprimer pour deux fois moins cher ! Mais je m’y refuse. J’imprime la plupart des livres à côté d’Aix. Mon distributeur (Harmonia Mundi) est à Arles. J’aime bien ce côté local, l’idée d’avoir une empreinte écologique assez faible. Mais c’est un peu “facile” pour moi, parce que je n’ai pas de masse salariale. Je paie les auteurs bien sûr, avec le pourcentage habituel et des à-valoir corrects, mais moi, je ne paie pas mon travail car je suis rémunéré par ailleurs en tant que prof. »

Ce soin apporté à l’objet livre s’avère d’autant plus important avec une orientation prise depuis quelques années vers des grands formats à la riche iconographie. « Quand j’ai sorti la trilogie sur Hollywood de Pierre Berthomieu, la maison a vraiment été repérée à plus grande échelle. Le critique Michel Ciment a même parlé du “plus grand éditeur de cinéma” ! » Ainsi, Guy Astic accueille le titanesque projet entamé en 2011 de réédition de la revue culte des années 60 Midi Minuit Fantastique avec Nicolas Stanzick et l’un de ses fondateurs Michel Caen, malheureusement décédé avant le fin de la réédition, une anthologie qui vient de se clore avec la sortie du quatrième volume en décembre 2021. « C’était un énorme boulot ! Si avec Nicolas nous nous étions dit que cela durerait plus de dix ans, nous ne nous serions peut-être pas lancés. » Une aventure qui, en plus du décès de Michel Caen, a été aussi retardée par les attentats du Bataclan où Nicolas se trouvait.

« C’est un projet pour lequel j’ai pris beaucoup de risques, mais comme le tome 4 a heureusement très bien marché, ça a sauvé Rouge Profond. Parce que les deux dernières années ont été difficiles. »
Cette réédition marque un certain retour vers la revue, « l’ADN de la maison », comme le dit Guy Astic, qui héberge également des périodiques comme la revue d’entretiens Tête-à-tête (dont la rédaction est basée à Vauvenargues), Ciné Bazar ou encore La Fémis présente, avec l’école du même nom et vivier de futurs cinéastes, dont le deuxième numéro est en préparation.

Si en 1999 Rouge Profond fêtait ses vingt ans et la parution de son centième ouvrage, le bien nommé Le Cent de Rouge Profond pour lequel cent contributeurs ont choisi et analysé chacun un plan (de cent cinéastes différents), Guy Astic ne manque pas de projets pour la suite. « Des projets, il y en a beaucoup : sur la musique et le cinéma fantastique ; sur Tsui Hark, grand cinéaste hong-kongais ; sur Mario Soldati, un cinéaste italien ; et tellement d’autres… » Après avoir écrit sur des auteurs comme Günter Grass, Salman Rushdie ou Stephen King, il voudrait revenir à la littérature avec la création d’une nouvelle collection qui lui serait consacrée. « Parce que la littérature reste mon premier amour ! Chez Rouge Profond, je suis très fier du livre-DVD que nous avions fait, Écritures croisées, pour lequel j’ai travaillé sur les archives de trente ans de fête du livre à Aix où ont été reçus Toni Morrison, Philip Roth, Salman Rushdie, Günter Grass, Antonio Tabucchi,… Pas moins de dix Prix Nobel de littérature ! »

 

Aix, « la ville la plus cinéphile de France »

Installé à Aix-en-Provence, ville considérée comme « la plus cinéphile de France » — comme il est écrit dans Dans l’œil de Maurice Pelinq – Vie et histoire du cinéma à Aix-en-Provence, un ouvrage édité par Rouge Profond évidemment ! – Guy Astic, en plus d’être prof, éditeur et auteur, est aussi l’un des programmateurs du festival aixois Tous Courts. « Nous sommes une quinzaine de sélectionneurs. Nous nous réunissons, nous discutons, car nous ne sommes pas forcément d’accord. C’est une vraie aventure collective, et j’adore ça ! »

Aix est une ville qui lui tient tellement à cœur qu’en 2019, avec Jean-Michel Durafour et Charlotte Largeron, tous deux auteurs chez Rouge Profond, il y a ouvert une librairie, le Lagon Noir (en référence à un film d’horreur culte des années 50). « Très tôt, je voulais être professeur, éditeur mais aussi libraire ! » Une démarche assez cohérente avec celle de Rouge Profond puisqu’on y trouve des livres sur le cinéma bien sûr, beaucoup de littérature de l’imaginaire… et même des livres sur l’écologie nichés dans une petite bibliothèque en forme d’arbre. « Tous les trois avec Jean-Michel et Charlotte, nous adorons les livres. Nous sommes complémentaires : nous pouvons aimer les mêmes ouvrages aussi bien que des choses différentes. Je trouve que nous avons réussi à façonner dans cette librairie une sorte de cocon chaleureux avec une unité et en même temps une diversité, ce qui nous ressemble bien. Il peut y avoir des ouvrages pointus et exigeants sur la pensée sur l’art, le cinéma en particulier, des choses pop… mais toujours en lien avec ce que nous aimons, la littérature de l’imaginaire, la SF, le fantastique, l’horreur… Et l’idée, c’est de créer des ponts. Nous ne sommes pas là pour faire des hiérarchies, ni dans un sens ni dans l’autre. Des intellos peuvent malheureusement encore regarder avec dédain la littérature et le cinéma populaires. Mais inversement, il ne faut pas que les gens qui sont du côté de la littérature populaire regardent avec dédain les intellos. »

Et comme il devait avoir encore un peu de temps libre, Guy Astic a accepté l’invitation du festival Lecture par Nature, pour lequel il a imaginé une riche programmation dont chaque événement résonne avec Rouge Profond. Après déjà de nombreux événements, comme la rencontre avec François Angelier, le producteur de l’émission Mauvais genres sur France Culture, puis celle avec Jérémy Fel, le talentueux auteur d’une littérature fantastique très sombre dont le dernier roman Nous sommes des chasseurs est paru en octobre 2021 chez Rivages, et avoir lui-même assuré une rencontre autour de la ressortie augmentée de son livre sur Lost Highway pour les vingt-cinq ans du film de David Lynch, l’apothéose est prévue le 26 février pour la clôture du festival à Aix autour de l’œuvre de Dario Argento, maître du cinéma fantastique italien qui a signé une autobiographie et un recueil de nouvelles fantastiques chez Rouge Profond et qui, si les conditions sanitaires le permettent, sera présent, ainsi que l’écrivain Cédric Sire, dont les deux derniers romans rendent hommage notamment à Dario Argento, et Alice Laguarda qui a écrit chez Rouge Profond un livre sur le giallo, avec en prime la projection de Christine de John Carpenter d’après Stephen King à l’Institut de l’Image.
Et si jamais vous ne pouviez assister à cet événement, vous pourrez toujours croiser Guy Astic défendant ses livres dans les nombreuses manifestations auxquelles il participe, comme lors des soirées « Mauvais Genres » qu’il organise régulièrement aux Variétés à Marseille !

 

JP Soares

 

Lecture par Nature : jusqu’au 27/02 dans les bibliothèques du département des Bouches-du-Rhône.

Rens. : ampmetropole.lectureparnature.fr

Soirée Dario Argento : le 26/02 au Cinéma de la Manufacture (Institut de l’Image – Cité du Livre, Aix-en-Provence).

Rens. : www.institut-image.org

Pour en (sa)voir plus : https://www.rougeprofond.com/