La revue La Place

L’entretien | Maya Ouabadi, co-fondatrice de la revue La Place

Au cœur du Hirak, l’effervescent mouvement populaire de 2019 en Algérie, Maya Ouabadi, fondatrice des Éditions Motifs, et Saadia Gacem, chercheuse et militante féministe, fomentent un projet de taille : fonder une revue féministe et engagée, qui fait enfin de la place aux femmes algériennes. En 2022, elles lancent le premier numéro de la bien nommée revue La Place.

 

 

La Place, comment et pourquoi avoir choisi de nommer votre revue ainsi ?

En français comme en algérien, « la place » renvoie à la fois à un lieu, un espace, mais aussi à une position ou une assignation sociale. En Algérie, une expression, en forme d’injonction, revient souvent sur les réseaux, parfois même sur les plateaux télé : « blassetek fi l’cousina », « ta place est à la cuisine ! ». C’est donc aussi un clin d’œil ironique à cette forme de mise en demeure populaire qui est sans cesse renvoyée aux femmes.

Mais nous avons aussi choisi ce titre en référence à Annie Ernaux et son roman éponyme. Cela peut paraître étonnant, mais c’est une autrice très bien traduite et beaucoup lue dans les pays arabes. Les sujets qu’elle aborde dans ses livres parlent aux femmes de ces pays et sont très proches des revendications actuelles des féministes en Algérie, comme ailleurs dans le monde arabe. La conciliation entre le travail et le travail domestique, l’avortement, qui est encore interdit dans de nombreux pays arabes… En France, cela peut passer pour des acquis très puissants, mais pas en Algérie.

Par ailleurs, le fait que Annie Ernaux soit beaucoup lue s’explique par le fait qu’elle écrit de la littérature. Dans le monde arabe, et particulièrement en Algérie, nous ne sommes pas très coutumiers des essais théoriques, qui plus est lorsqu’ils abordent le féminisme. Il y a peu de recherches universitaires sur le sujet, ou du moins, elles ne sont pas publiées. C’est quasiment un angle mort. Pourtant, beaucoup d’étudiantes et de chercheuses nous ont montré de l’intérêt pour le projet lors des rencontres. Sans compter que les collectifs et associations de femmes sont nombreux et font un travail important. Par exemple, Saadia Gacem, cofondatrice de la revue, cumule les deux casquettes : elle est chercheuse, doctorante en anthropologie du droit, et militante. L’idée est très vite venue de sortir les recherches sur le sujet (quand il y en avait) de leur enclave universitaire, et d’accompagner les luttes sur le terrain par la production de textes théoriques (mais pas que). En somme, il y avait une place à prendre !

 

Au sujet des luttes justement, dans ce premier numéro de la revue, Saadia Gacem publie un long texte sur la place du féminisme dans le Hirak, ce grand mouvement populaire qui a débuté en 2019 et qui a notamment conduit le président Bouteflika à démissionner. Pouvez-vous revenir sur cet épisode et notamment sur ce qui a conduit les féministes à claquer la porte ?

Au cœur des manifestations, l’idée est venue de créer une grande plateforme commune réunissant l’ensemble des revendications des parties prenantes du mouvement. Nous voulions rédiger un texte qui définissait ce que nous souhaitions pour l’après. Pour cela, des réunions avec tous les partis, mouvements, associations et autres personnes engagées dans le mouvement ont été organisées. Au moment d’écrire le texte commun, la question d’y faire figurer la revendication des féministes concernant l’égalité entre les femmes et les hommes s’est posée. Très vite, les autres groupes s’y sont opposés. Après de longs échanges, les associations féministes ont fini par réaliser qu’elles n’obtiendraient pas gain de cause sur ce point, et ont dû se retirer.

Le refus d’inscrire l’égalité femmes-hommes dans le texte commun a été vécu comme une grande violence par les militantes féministes. En leur demandant de passer sous silence leurs revendications, c’était comme si on réclamait d’elles de nier un combat qu’elles menaient parfois depuis des dizaines d’années. Pour les autres groupes, la réponse était toujours la même : « on verra plus tard, quand on aura gagné ». Un raisonnement que les féministes se sont vu renvoyer depuis toujours, dans chacune des luttes, de la guerre contre le colonialisme aux années 90 ! Par ailleurs, s’il s’agissait de jeter les bases générales d’un programme commun, et donc de ne pas se montrer trop précis (l’idée n’était pas que chacun parle de ses priorités individuelles), le principe d’égalité entre les femmes et les hommes avait d’autant plus toute sa place. Ce principe est d’ailleurs déjà inscrit dans la Constitution ! Enfin, beaucoup, dans le mouvement, estimaient que les revendications féministes allaient effrayer le plus grand nombre. En Algérie, l’idée de stabilité est très ancrée, et ce même au sein d’un mouvement à très grande portée révolutionnaire comme le Hirak. Il s’agit avant tout de faire consensus, au risque de gommer toutes les différences et de produire des discours creux !

 

Vous avez également publié un texte de Narimène Mouaci Bahi et Wiame Awres, fondatrices de Féminicides Algérie, une association qui opère un décompte en ligne du nombre de féminicides en Algérie chaque année. On y apprend que 55 féminicides ont été perpétrés en 2021. Comparativement à la France, ce chiffre est plutôt bas, comment l’expliquez-vous ?

Principalement parce que toutes les informations ne remontent pas. Certains féminicides n’apparaissent même pas dans le journal ! Par ailleurs, le contexte en Algérie fait que le nom des femmes assassinées n’est pas systématiquement mentionné dans la presse. C’est la tradition : on estime que cela protège leur réputation. Mais cela complique d’autant plus le travail d’enquête et de vérification des informations effectué par Narimène Mouaci Bahi et Wiame Awres — qui sont seules à assurer ce triste décompte.

Ce qui est néanmoins très intéressant à analyser, c’est que les données montrent que les féminicides ne se produisent pas davantage dans les campagnes et les villages que dans les villes, comme on pourrait le penser. Au contraire, les villes sont particulièrement concernées par ce type de meurtre.

 

Le terme féminicide est-il aussi entré dans la langue commune en Algérie ?

C’est un mot qui a fait débat, mais qui commence à se diffuser, dans les médias notamment. Néanmoins, sur ce point, la question des langues est importante : en Algérie, il y a des journaux qui produisent des articles en langue française, et d’autres en langue arabe. Or, il n’y a pas de mot pour « féminicide » en arabe. On ne peut que faire une périphrase : « le meurtre de femmes ». Mais personnellement, je trouve cette manière de formuler la chose encore plus forte et effrayante.

C’est le même problème pour « féministe », qui n’existe réellement qu’en français. Ce terme est d’ailleurs assez nouveau, et s’est largement diffusé pendant le Hirak. Personnellement, c’était la première fois que je l’entendais de la part de gens extérieurs à mon milieu militant. On nous pointait du doigt et disait « ce sont les féministes ». Avant, ce n’était pas un mot qu’on entendait beaucoup dans les familles ou dans la rue.

 

L’une de vos rubriques s’intitule « Sorcières », en référence au texte éponyme de Mona Chollet. Cette autrice est-elle lue en Algérie ? Plus généralement, comment sont perçues les féministes françaises depuis l’Algérie ?

En Algérie, si Mona Chollet est lue, c’est principalement dans les réseaux et milieux militants féministes. Elle a un public, mais un public de niche. Elle va néanmoins bientôt être traduite en arabe par une traductrice algérienne ! Cela devrait un peu contribuer à diffuser ses textes.

De manière générale, les féministes françaises actuelles sont assez peu connues et suivies. Cela s’explique beaucoup par un manque d’accès aux textes. A contrario, les féministes plus anciennes, les grandes figures telles que Simone de Beauvoir ou Simone Veil, sont assez bien identifiées, du moins dans certaines classes sociales. Ces lectures sont aussi celles qui parlent le plus aux femmes du monde arabe. Il faut se rappeler que nous ne démarrons pas du même point ! Par exemple, les questions d’intersectionnalité, très présentes en Occident, ne traversent pas autant, ou pas de la même manière, la société algérienne. En Europe, ce sujet est en grande partie lié à l’histoire, à la colonisation, au racisme. En Algérie, il s’agira peut-être d’inventer d’autres intersectionnalités, qui correspondent mieux au contexte national.

 

Le féminisme n’est pas un bloc homogène. Du moins en France, il est traversé par une myriade de courants. Qu’en est-il du féminisme en Algérie ? Comment se positionne votre revue à cet égard ?

En Algérie, il y a moins de différences et d’oppositions. Il y a bien sûr, comme un peu partout, deux générations de féministes, mais elles ne s’affrontent pas. Les idées divergent le plus souvent sur les moyens d’actions. Aujourd’hui, le militantisme passe massivement par les réseaux sociaux, ce qui n’existait pas avant. Les féministes plus anciennes, quant à elles, partaient surtout manifester, ce qui est actuellement, et au vu du contexte, beaucoup plus compliqué pour cette génération.

L’édition d’une revue par exemple, est une reprise d’un mode d’action et d’engagement plus ancien. Mais c’est le mode d’action que j’ai choisi parce que c’est ce que je sais faire ! Nous avons néanmoins tenu, avec Saadia Gacem, à réunir les deux générations. Ce premier numéro, par exemple, s’ouvre avec l’interview d’une féministe que l’on pourrait qualifier d’« ancienne » : Fadhila Boumendjel Chitour, présidente du réseau Wassila (qui s’occupe du suivi juridique des femmes victimes de violences). Mais la revue laisse aussi la parole à Sarah Haidar, avec sa chronique « Game ovaire », qui est clairement de la nouvelle génération.

Il y a néanmoins différents points de vue sur la question du Code de la famille. Adopté en 1984 par l’Assemblée populaire nationale, il regroupe les règles déterminant les relations familiales en Algérie. Certaines féministes sont pour l’abolition pure et simple de ce Code, tandis que d’autres revendiquent le fait de lutter loi par loi, article par article. Aucun de ces deux courants ne se montrent quelconque animosité.

 

L’équipe de La Place ne compte que des femmes parmi ses membres et ses contributrices. Envisagez-vous de faire intervenir des hommes ?

L’idée de cette revue était de pousser les murs pour faire de la place aux femmes, alors non, nous n’envisageons pas de faire intervenir des hommes. C’est une question récurrente dans les rencontres et les débats auxquels nous avons pris part en Algérie. Le fait que nous soyons une équipe féminine interroge beaucoup, voire choque ! Nous ne nous y attendions pas du tout. Pourtant, il y a plein d’autres médias qui ne sont pas mixtes en Algérie ! Ce n’est tout simplement pas revendiqué, ni même conscient. Mais la réalité est bien là : il y a une forme de priorité faite aux hommes peu importe le lieu, le secteur, la profession. Pour cette raison, nous avons décidé de prendre le contrepied de cela, et de prioriser les femmes.

Nous sommes néanmoins conscientes que le système patriarcal touche aussi les hommes. Par exemple, dans le domaine de l’art, les réalisateurs ne savent bien souvent pas comment écrire des personnages, ou des rôles de femmes. Le patriarcat les diminue, les ampute. Ce sujet est abordé dans la revue ! Mais ce sont des femmes qui le racontent, et non des hommes.

 

Avez-vous eu des retours d’hommes sur la revue ?

Les échanges que nous avons eus jusqu’ici se sont faits dans le cadre d’interviews ou de rencontres organisées. Forcément, ces hommes sont déjà un peu sensibles aux questions du féminisme. Mais bien souvent, ils nous ont fait part de leur surprise par rapport aux sujets que l’on aborde. Celui de la priorité faite aux hommes par exemple.

 

L’une des premières choses que l’on remarque, lorsqu’on a votre revue entre les mains, c’est que c’est un bel objet, esthétiquement travaillé. Pouvez-vous nous en dire plus sur les choix esthétiques que vous avez opérés ?

L’objet et le contenu ont été pensés simultanément. Il fallait que tout renvoie au message principal, c’est-à-dire « prendre la place ». Louise Dib, notre graphiste, a parfaitement su traduire cette idée dans la forme. Évidemment, ce que l’on recherchait avant tout, c’était à être voyantes. On ne voulait pas d’une revue discrète, ou trop classique. L’idée était de prendre de la place, avec de larges polices et des couleurs flashy. Le résultat c’est que quand on entre dans une librairie, si la revue y est vendue, on ne peut normalement pas passer à côté !

 

Selon un récent rapport de RSF (Reporter Sans Frontières), la situation de la presse en Algérie est préoccupante. Comment voyez-vous cela depuis que vous éditez des revues ?

Jusqu’ici, nous n’avons jamais reçu de pressions. C’est sûrement grâce à la préexistence des associations sur lesquelles nous nous appuyons. Par ailleurs, le livre est assez épargné par la censure : ce sont surtout les images qui dérangent. Personnellement, je ne suis pas inquiète, d’autant que nous n’adressons pas de critiques frontales et directes. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, c’est beaucoup plus compliqué de savoir ce qui va faire réagir. Avant, c’était beaucoup plus net.

 

La Place a-t-elle trouvé son public en Algérie, et ailleurs dans le monde arabe ?

Il y a eu un certain engouement pour le premier numéro ! Mais le contexte algérien fonctionne beaucoup à la nouveauté. Maintenant, il s’agit de pérenniser. L’idée, c’est que nous n’ayons plus besoin de soutiens financiers, et ainsi, que les ventes de chaque numéro puissent permettre l’édition du prochain. Pour le premier, une fondation allemande nous avait soutenues. Pour le second, nous serons déjà moins soutenues. Par ailleurs, même si nous n’avons pas de distributeur et que tout se fait de manière artisanale, notre revue s’est installée dans des librairies de Tunis, Beyrouth et Rabat !

L’accessibilité de notre revue est un gros sujet de réflexion pour nous. En Algérie, elle coûte 2 000 dinars, ce qui est un prix assez important. Nous avons donc décidé de rendre chaque numéro accessible gratuitement en ligne après la sortie du suivant. Ainsi, ceux qui voudront nous soutenir pourront toujours acheter le numéro, et ceux qui n’en ont pas les moyens auront quand même accès au contenu, avec un petit temps de décalage.

 

Quels sont, selon vous, les enjeux du féminisme actuel, et peut-être plus singulièrement en Algérie ?

En Algérie, un travail immense reste à faire autour du Code de la Famille. Sur ce point, chaque groupe a ses priorités. Par exemple, un mouvement de femmes s’est construit autour d’un article très précis du Code de la famille concernant la garde des enfants. Cette lutte fera d’ailleurs l’objet d’un article dans le prochain numéro de La Place. Par ailleurs, d’autres sujets restent encore très urgents en Algérie : les violences faites aux femmes et les féminicides par exemple.

Mais plus généralement, le combat pour l’égalité entre les femmes et les hommes doit être mené partout, tout le temps, dans tous les pans de la société. C’est depuis ce principe de base que les féministes d’aujourd’hui mènent la lutte. Même si cette lutte se particularise dans des contextes, des mouvements, et des courants différents. Chaque point sur lequel on avance fait avancer l’ensemble de la lutte.

C’est d’ailleurs encore peut-être ce qui manque au féminisme en Algérie. Si le patriarcat est un système mondial, il faut pouvoir le décortiquer, le détailler. Il faut voir comment il se décline dans tel ou tel contexte national, et même dans telle ou telle situation particulière à l’intérieur de ce contexte. C’est ce que nous essayons en partie de prendre en charge dans la revue. Dès le début, le parti pris était de faire passer les choses de manière très incarnée. Dans les entretiens avec les militantes par exemple, nous ne parlons pas que du militantisme, nous parlons aussi de leur enfance, de leur métier, de leur famille, de leur intimité. C’est de leur vie que l’on parle. Et bien sûr, il y a une portée politique !

 

Depuis l’Algérie, comment est perçu le mouvement décolonial, avec sa variante féministe ?

Personnellement, je pense que ce travail a du sens. Mais il en a beaucoup plus en France, ou même en Occident, qu’en Algérie. Chez nous, la question n’est pas décoloniale, mais post-indépendance. La décolonisation est une question française, avec laquelle doivent dealer les Français et les Algériens et Algériennes qui sont en France. En Algérie, les interrogations se portent davantage sur ce que nous avons fait, et ce que nous faisons de l’indépendance. Si les sujets restent proches (nous avons une histoire commune), les questions ne sont pas posées dans les mêmes termes.

Néanmoins, j’ai tendance à penser que les féminismes ne s’annulent pas. Par exemple, l’éco-féminisme reste assez anecdotique en Algérie. Mais cela finira par arriver. Peut-être sous un autre terme, englobant une autre réalité. Plus il y a de contextes, d’histoires, de récits, plus cela aide à analyser le fonctionnement du patriarcat, et plus cela contribue à faire avancer les choses !

 

Propos recueillis par Gaëlle Desnos

 

 

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