Identité Remarquable | Julien Brunetaud

Blues de travail

 

Installé à Marseille depuis 2018, le pianiste Julien Brunetaud démultiplie les projets depuis son antre de la Pointe Rouge. À quarante ans à peine, ce natif du Lot-et-Garonne a déjà une longue carrière derrière lui et possède de nombreux atouts pour dispenser des notes bleues pendant de très nombreuses années encore…

 

 

Tout commence à Aiguillon lorsque, à l’âge de seize ans, il est repéré par le chanteur et harmoniciste de blues installé en France Nico Wayne Toussaint. Il fera plus de cent vingt dates avec lui en même pas un an, alors qu’il est encore au lycée. « Il y avait un piano sur scène et je me suis retrouvé à faire une sorte de jam avec Nico et ses musiciens. » Il tournait déjà un peu avec un groupe de blues/pop/soul/funk dans la région mais, là, sa carrière décolle véritablement. À même pas vingt ans, il aura joué avec Chuck Berry et B.B. King en Europe. Il n’en reste pas moins établi un temps à Bordeaux avec son groupe du Sud-Ouest. Il se retrouvera convié avec son batteur d’alors pour se produire à un festival de boogie-woogie

à Chicago. Viendra également le voyage initiatique à La Nouvelle-Orléans. « Après un festival où on avait vu Cassandra Wilson, The Meters et Art Blakey dans la même journée, on s’est retrouvés invités par un Français qui vivait là-bas dans le club où jouait souvent Kermitt Ruffins. Il y avait un piano. Je me suis retrouvé à chanter et jouer toute la nuit. C’est assez rare quelqu’un qui est à la fois pianiste et chanteur de blues. Les gens du club ont amené une batterie pour mon pote, et un saxophoniste est venu jouer, si bien qu’on a noué plein de contacts. Je suis retourné là-bas avec Guillaume Nouaux (1) et j’ai songé à m’y installer. » Comme dans un épisode de la série Treme ! Il continue ces jours-ci dans cette veine avec son nouveau projet solo intitulé Bluesiana, avec entre autres le marseillais Patrick Ferné à la contrebasse, proposant même des incursions dans le ragtime et le stride — « Une véritable culture », déclare-t-il avec enthousiasme. Sans oublier Nikki & Jules avec la chanteuse Nicole Rochelle, ou ses activités de sideman recherché aux côtés de bluesmen et blueswomen américains comme, récemment, Alabama Mike (qui, comme son pseudo ne l’indique pas, est basé en Californie !) ou Kat Riggins, qui l’ont conduit, entre autres, jusqu’à La Réunion.

Marseille donc. C’est au Jam, alors situé à la Plaine, que Julien Brunetaud se retrouve convié à taper le bœuf avec les cats locaux. Il s’imprègne de la culture plutôt be-bop de ces derniers. Il recrute la paire rythmique Sam Favreau (contrebasse) et Cédrick Bec pour

JB3, cinquième album sous son nom, publié sur le label catalan Fresh Sounds New

Records en 2021. S’il garde une patte boogie dans son jeu, le leader se nourrit des couleurs funky de la basse et des saveurs poétiques de la batterie. Certains titres du disque sont des hommages explicites à la cité phocéenne (The Red Point). D’autres présentent un groove qui n’est pas sans rappeler l’ode éponyme à la ville composée par le regretté Ahmad Jamal

(Garflied Groove). C’est que, lorsqu’il compose, « la mélodie ne va jamais sans le rythme. » Entièrement instrumental, JB3 est habité par un chant intérieur qui oscille entre Monk et The Beatles. En particulier, travailler sur un arrangement de Let it be a été, nous confie Julien Brunetaud, l’occasion de se frotter à la réharmonisation, cet art de l’arrangement, tout en renouant avec le côté soul des quatre de Liverpool, sans jamais perdre de vue une forme de spontanéité. Autodidacte revendiqué, bien qu’il ait fréquenté la Bill Evans Academy à Paris, il dit s’aventurer dernièrement sur les pistes exigeantes d’un Kenny Barron ou d’un Keith Jarret.

On a récemment pu le voir livrer une partie de son projet consacré à Duke Ellington avec la section rythmique sumentionnée, ainsi qu’avec le saxophoniste Vincent Strazzieri et le tromboniste Romain Morello — deux enseignants de jazz confirmés, artistes d’exception.

Lors d’un concert de fin de résidence au PIC Télémaque, à l’Estaque, le groupe a livré quelques-uns des standards éprouvés du répertoire ellingtonien, comme Take the A Train ou Dont’ get around much anymore, sans oublier de parsemer sa prestation de compositions originales aux contours impressionnistes et funky (Le Grand Bleu, issu de JB3, ici parsemé de cuivres incandescents). Fidèle à l’idée qu’Ellington jouait de son orchestre, Julien Brunetaud porte une attention particulière aux incitations à l’improvisation qu’offre l’œuvre ellingtonienne, sans pour autant sombrer dans quelque psittacisme. « Ce sont des coups de cœur, nous dit-il, ajoutant qu’il aime beaucoup l’idée que l’on peut improviser sur ces morceaux, parfois en solo, ou même à trois. » Surtout, il ne se dépare jamais d’un méchant sens du swing, ou, plus prosaïquement, du rock’n’roll — puisque, originellement, le rock’n’roll c’est du jazz, et inversement. Il renoue avec le chant, que ce soit lors d’une livraison confondante de Solitude, ou bien de I’m beginning to see the light où, à la manière d’un crooner, il dévoile tout le respect qu’il voue à cette musique Canaille. L’album du même nom, annoncé pour début 2024, avec le renfort du trompettiste Malo Mazurié, présentera même une version de C-Jam Blues : deux notes et trois accords pour l’éternité. Au fond, il reste ce bluesman marqué par ses premiers pas sur scène, avec ce qu’il faut d’exigence artistique sans se départir d’un méchant sens de l’entertainment.

 

Laurent Dussutour

 

Dans les bacs : JB3 (Fresh Sounds New Records)

Rens. : www.julienbrunetaud.com / www.youtube.com/@JulienBrunetaud

 

 

 

Notes
  1. Batteur particulièrement coté pour sa maîtrise du swing « vieux style »[]