Jessica and me de et par Cristiana Morganti © A Carrara - il funaro

Retour sur Jessica and me de et par Cristiana Morganti au Théâtre du Merlan

Le ballet des souvenirs

 

Il faut se rendre à l’évidence : Jessica and me n’est peut-être rien d’autre que le premier one woman show d’une danseuse. Et pas la moindre, Cristiana Morganti, interprète historique du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch. Ce bel objet, à la fois ancré dans une transmission culturelle de répertoire et lorgnant du côté d’un divertissement plus accessible à tous, s’inscrit parfaitement dans la lignée de la programmation voulue par Francesca Poloniato au Théâtre du Merlan.

 

Jessica and me mélange les genres et les formes pour faire naitre un spectacle plein de charme que chacun peut s’approprier. Peu importe les références chorégraphiques et l’héritage du passé : même sans connaitre Pina Bausch, la chorégraphe qui a marqué fondamentalement la danse contemporaine, le spectacle fonctionne, ce qui en fait sa force.

Rappelant un bon plat d’antipasti de son Italie natale, Cristiana Morganti nous offre sur un plateau quelques moments choisis de sa vie artistique et personnelle. Une belle assiette visuelle que nous picorerons selon notre intérêt : le comique de situations, le testament de Pina, la résurrection, la grâce des moments dansés…

On se glisse aisément dans la peau de cette danseuse un peu à bout de souffle qui remet en marche le tapis de course de sa vie scénique. Sur Lust For Life d’Iggy pop, une des musiques de la BO du film Trainspotting, Cristiana Morganti court et court encore comme pour justement semer les deuils qui lui collent à la peau depuis la disparition de la grande Pina et celle de son corps ultra performant. Le son poussé à fond, Lust For Life (Rage de vivre) entraîne avec elle le spectateur dans sa renaissance, ce sevrage forcé. Une figure du stand up émerge ici, nous plaçant dans un dispositif plus léger que ce que la mémoire raconte : les fastueux vingt ans passés auprès d’une icône de la danse. Cristiana s’empare des ingrédients du one man show d’une manière évidente, laissant ainsi entendre que sur scène, du temps du Tanztheater Wuppertal, elle faisait déjà des solos composés. Une voix off, de la dérision, le parti pris d’évoquer son quotidien de manière décalée et l’observation poussée à l’extrême cohabitent sur scène avec ses gestes de danse minimalistes, son héritage corporel, sa théâtralité. S’est-elle perdue ? Non, car de voix, finalement il n’y en a qu’une, la sienne, in, off, enregistrée, semant le doute et installant le double pour revenir à l’unique. Elle, Cristiana Morganti. Elle est au centre, fini la troupe.

Mais ne traine-t-il pas encore quelques fantômes dans ce décor ? Ne serait-ce pas des monstres qui sortent de ce mur vidéo psychédélique ? Des monstres scéniques ? Le regard inquisiteur de Pina ? Un futur plus qu’inquiétant ? Imaginaire ?

Ce qui est sûr, c’est que Cristiana se moque d’elle-même et de ce corps qui devient un boulet après l’avoir portée au firmament. Même s’il peut, sur la toile, à l’aide de quelques artifices comiques, se réinventer, identique.

Comme dans Happy Hour de la compagnie Wooshing Machine (vu au Théâtre des Doms dans le Off d’Avignon 2016 et prochainement dans la région), Jessica and me aborde avec délicatesse et humour le double sujet du compagnonnage artistique et de la vieillesse des corps des danseurs, de cet après qu’il faut envisager, de ce tournant qu’il faut prendre. Le corps exprime sur scène, presque détaché de son interprète, ses souvenirs, ses combats et son présent sans concession. Là où ses compatriotes Mauro Paccagnella et Alessandro Bernardeschi (que l’on pourra voir au Théâtre d’Arles en janvier dans Vers un protocole de conversation de Georges Appaix) profitaient de glisser dans Happy Hour, entre rire et gravité, un peu de la sombre histoire de l’Italie, Cristiana discourt sur l’absence et dépeint une Italie pleine de vie. Elle danse et parle sous les projecteurs dans une tragi-comédie qui lui va si bien.

Dans ces deux spectacles, le jeu est prétexte à l’introspection et à se questionner sur la signification du geste, du corps matière et outil de travail. Ils en tirent tous les deux autant de sourires que de beauté.

Utilisant comme fil conducteur le mode de l’interview, autre médium d’expression de l’artiste, ils se racontent, authentifient leur vie au milieu des mille images qui ont dû circuler d’eux. Egratignant les journalistes au passage, ils montrent bien, chacun à leur façon, les enjeux de ce délicat exercice, tour à tour bataille d’ego, jeu de séduction ou sujet à mal- entendu ! Chez Cristiana Morganti, l’utilisation du magnéto à cassette, objet désuet et dépassé, fixe la nostalgie, ou du moins un temps où les choses se faisaient peut-être de manière plus artisanales.

Jessica and me aborde bien sûr l’archétype du rapport mentor/élève, et à l’instar d’un Philippe Caubère transcendant son Ariane Mnouchkine, tous les gestes de Cristiana transpirent encore sa vie avec Pina. Loin de régler ses comptes, elle fait un récapitulatif non exhaustif de ce temps passé, naviguant entre confrontation, tendresse, hystérie, admiration, complicité et peut-être même parfois rejet…

Et comment ne pas voir, dans l’imitation de Cristiana sur la manière si particulière de fumer de Pina, puis dans sa demande de feu au public, une passation ? En effet, qui d’autre que le public pourrait encore enflammer la danseuse ? Il réussit à lui redonner le feu sacré, celui-là même qui semble être resté enfermé dans la robe de mariée qu’elle porte. Un feu qui se rallume, brûle les derniers regrets et ne s’éteindra plus jamais. Même sans Pina.

Marie Anezin

 

Jessica and me de et par Cristiana Morganti était présenté les 6 & 7/10 au Théâtre du Merlan