Les écorchés vivent

Le peintre marseillais Jean-Michel Moigno prépare une exposition qu’il installera au large de Marseille. Direction le Tapaloca, sur la place du marché du Frioul.

Jean-Michel Moigno vit dans son atelier dont l’entrée est dissimulée, fondue dans un immense graffiti qui recouvre le mur en bas des escaliers de la rue Estelle… Il n’y a pas de sonnette, mais la fenêtre est entrouverte pour que l’on puisse prévenir de notre venue. C’est un lieu sobre : mise en scène de mobilier récupéré, d’objets abandonnés qu’il a adaptés ou détournés… Quelque chose qui traînait là, au coin de la rue, lui a fait signe, lui a dit quelque chose ; il l’a emmené chez lui pour poursuivre le dialogue, lui donner une place, une visibilité et des compagnons. L’endroit est calme, reposant, rien ne vient agresser les sens. On perçoit vaguement de la musique au bout d’un long couloir où se trouvent la cuisine et la cour minuscule zébrée d’éclats de soleil, habitée par quelques plantes qu’il a recueillies et des pierres tombées là, dans ce jardin. « C’est une marche arrière que je fais, je reprends les choses qui m’ont ému quand j’étais adolescent, j’ai regardé tout ce qu’il y avait comme art contemporain, tout ce qui se faisait jusqu’à maintenant, mais ça m’amenait toujours à retourner en arrière, regarder la vraie peinture, celles des anciens. » Jean-Michel a été jeune, beau, turbulent. Il a connu le punk, la new wave, le hip-hop, aimé Andy Warhol et Prince, passé des nuits blanches très peuplées à habiter le monde ; il a fabriqué des objets colorés avec des plumes, créé ses vêtements, tenu un restaurant. « C’est fini les mouvements. Il n’y aura plus de mouvement, ce sera juste des copies, de simples ébauches de choses qui ont déjà été faites, c’est pour ça qu’il faut garder ces grandes valeurs qu’on trouve dans la vraie peinture. Un mouvement est toujours politisé, fait partie d’un tout, d’une vie sociale avec ce qui se passe autour, d’une époque, de la guerre… Si on peut parler de mouvement dans le street art par exemple, on en parle quand on le mélange avec la musique, avec la danse, le hip-hop, c’est un tout. Alors là, oui, mais si c’est uniquement pictural, non. Les peintres, avant, quand ils appartenaient à un mouvement, se donnaient la main, faisaient exposer les copains, maintenant, c’est chacun pour soi. Dans le street art, il y a des gens de valeur, mais beaucoup se trompent de chemin ; dans les rues, il y a assez de place pour laisser de beaux graffitis, ne pas les recouvrir avec du pressing. »
Jean-Michel ne se soucie pas des nouvelles technologies, mais plutôt de l’humain. Son attachement au vivant fait qu’il s’attarde longuement avec certains êtres croisés au bord de sa vie. Des personnes qui auraient pu sembler insignifiantes pour d’autres, des laissés-pour-compte, dont il fait le portrait sur de frêles morceaux de planches récupérées dans la rue, troués, abîmés, rejetés, révélant un moment de vie capté dans l’instant même de la rencontre, restituant un nom, une histoire. « Il y a des laissés-pour-compte à tous les niveaux de cette société. Moi, je ne suis qu’un miroir, je ne fais que refléter ce que je suis en train de regarder. Je le mets comme je peux sur mon bois. Le bois, parce que je m’intéresse à la nature, et que je vois que notre nature, on la tue de plus en plus. La peinture sur bois à été mise en valeur par Edward Munch et Toulouse-Lautrec, qui ont mis en pratique ce principe afin d’éviter que la toile se plie sous le pinceau, la brosse, le couteau… Le bois, je vais parfois en garder certaines veines qui vont presque me donner mon visage, son mouvement. On peut y aller sur le bois, écraser les matières, les gratter, et puis c’est noble. J’ai toujours créé avec des matières que j’ai autour de moi. J’ai fait beaucoup de sculptures, d’objets avec de la récupération, mais c’est toujours le même principe du combat pour être un artiste. J’ai fait des collages et de l’acrylique, qui est plus facile, mais ça m’énervait parce que c’est trop rapide comme peinture, ça sèche, ça saisit trop vite. J’aime réfléchir à mes sujets, ils peuvent avoir plusieurs visages, alors j’ai besoin de ma petite cuisine à l’huile pour faire un portrait. J’apprécie beaucoup le travail de Ronan Barrot, qui fait des huiles splendides. »
Jean-Michel peint la plupart du temps de mémoire. Il cherche à retranscrire une émotion ressentie, les traces d’un souvenir ; c’est un collecteur d’histoires qui se souvient sans rien occulter de la vérité, de la dureté des êtres, des marques laissées sur eux par le destin, par la cruauté de la vie, mais en les entourant d’amour, de tendresse. « Je fais un peu comme Gauguin, qui a essayé d’apprendre à Van Gogh quand ils étaient ensemble à Arles : peindre d’imagination, de tête. C’est difficile, mais notre cerveau est comme un appareil photo avec des terminaisons émotionnelles. Il m’arrive de faire poser des gens ; dans ce cas-là, je vais très vite, comme Soutine, mon maître. Et puis, c’est difficile de garder longtemps des gens qui sont déjà abîmés par la vie. J’aimerais exposer mes laissés-pour-compte dans un hôtel cinq étoiles pour le décalage, le contraste avec des gens qui n’ont pas forcément envie de voir ça. Mes peintres préférés sont Soutine, puis Munch, Van Gogh, Toulouse-Lautrec, des peintres en souffrance mais pas Picasso, un opportuniste qui n’aimait pas les enfants, et pour moi, quelqu’un qui n’aime pas les enfants n’aime pas les hommes. Duchamp, c’est intelligent, il y a de quoi réfléchir, il y a une position politique. Où va-t-on voir ça chez Picasso ? Même si je reconnais sa force de peintre, sa grande liberté créatrice. Regardons Miro, quand il arrivait avec sa petite valise, tout le monde le regardait de haut, c’était pourtant le plus grand précurseur du Surréalisme. Il a su faire l’abstraction totale sur ses toiles. Comme une traduction de l’intérieur, des émotions, quand Picasso n’a fait que remplir, remplir… J’en ai marre de ces peintres qui peignent des tableaux sans âme. Il n’y a rien, c’est froid, il n’y a pas de ressenti, ils n’ont pas de valeur picturale. La peinture n’est pas un truc qui va bien sur un mur. »

Olivier Puech

Jean-Michel Moigno – Les Laissés-pour-compte : du 15 au 30/06 au Tapaloca (Place du Marché, Île du Frioul, 7^e). Vernissage le 15 à partir de 18h30.

Rens. : 06 21 15 69 30 / www.facebook.com/tapalocafrioul