Do not disturb de Jean-Luc Woodman

Jean-Luc Woodman – Do not disturb à l’Hôtel Le Ryad

Pour l’avoir rêvé…

 

Hôtel Le Ryad. Le temps d’une performance immersive menée par le collectif Ornic’Art / RedPlexus lors de certains Dimanches de la Canebière, la maison affiche Do Not Disturb. Le photographe Jean-Luc Woodman a capturé trois éditions de ce spectacle à portes closes derrière lesquelles des humanoïdes à tête de gorille, de zèbre ou de lapin scénarisent des rêves.

 

Passée l’heure de la sieste, oublieux de la cacophonie urbaine, l’hôtel invite le flâneur à s’attarder en une pause contemplative et feutrée devant le défilé de photos qui s’exposent, pour ensuite poursuivre la rêverie initiée devant un thé à la menthe.

Et se refaire le film, imaginer un photographe en catimini, comme embusqué, qui s’est intégré aux décors pour saisir, sans le perturber, le déroulé d’une performance artistique délivrée dans le huis clos d’une chambre : lumière rouge, champ restreint, durée brève, scénario mouvant… faisant fi de toutes les contraintes techniques, l’objectif de Jean-Luc Woodman s’est immiscé dans l’intimité fragile des protagonistes — performeurs et spectateurs — engagés dans la re-création d’une scène de rêve.

Et s’entendre conter par Valérie Bureau, l’hôtelière, l’histoire qui est écrite derrière les images : les rencontres, les idées, les choix, les adaptations… et sa volonté à elle de recevoir, malgré le surcroît de charge, des artistes « pour se consoler des chiottes bouchés et des éviers récalcitrants, et pour le plaisir de tous, des clients et du personnel qui est sensible au beau, à l’atmosphère du beau. »

Motivation qui l’a conduite, en 2018, à mettre son établissement (seuil, salon, corridor, escaliers, couloir, cour intérieure, chambres…) à disposition d’Ornic’Art afin que s’accomplisse le programme tel qu’énoncé par Christine Bouvier, la directrice artistique : « Expérience immersive autour d’un rêve / Parcours d’une heure trente dans un hôtel / Jauge de douze personnes / Quatre personnes du public par chambre. Règle du jeu : la chambre doit rester une chambre, ce n’est pas une scène de théâtre. Protocole : le public est accueilli dans la rue, devant l’entrée de l’hôtel où une photo grand format assure  la bascule “de l’autre côté du miroir”. Le seuil franchi, le public passe un masque, c’est obligatoire. Puis il se rend dans la chambre pour vivre un rêve. Là, il peut passer un peignoir. Au bout de quinze minutes, le réveil sonne. Fin de la représentation, passer dans une autre chambre… »

Le format hôtelier, parce qu’il fait fantasmer, inspire Rochdy Laribi et Christine Bouvier, qui portent la direction artistique du projet : « Avec Rochdy, on avait expérimenté cette formule en 2014 à l’Hôtel Ariana. Les chambres avaient été payées à la soirée, les artistes n’avaient pu en disposer qu’une heure avant l’ouverture des portes. Nous désirions recommencer. Lorsque nous avons rencontré Valérie, coup de chance, elle fermait l’hôtel avant travaux. C’était en février, elle nous a donc laissé en disposer tout un dimanche avant la représentation. Et, depuis, ça continue : elle nous laisse répéter lorsqu’une chambre est libre. C’est expérimental des deux côtés, puisque l’hôtel maintient sa fonction : ni public, ni privé, les jours où nous travaillons, les usagers nous croisent. En zèbre ! »

Les clients ont d’ailleurs été mis à contribution durant la phase préparatoire, puisque pendant deux mois, Marie-Rose Frigière, membre de la compagnie, est venue, à l’heure du petit déjeuner, récolter leurs rêves. Recyclés par la suite en matière à fictions, ils font désormais partie du scénario.

Depuis l’instauration du partenariat avec le Ryad, trois versions ont déjà été présentées, dans le courant des Dimanches de la Canebière : la première, en février, s’est faite avec les élèves  de l’École d’Art d’Aix, sous la houlette d’Abraham Poincheval — l’artiste marseillais qui couve des œufs, se met dans la peau d’un ours ou vit dans une bouteille. La deuxième version, en mai, a pris la forme d’un speed dating : accueillis individuellement par le sphinx, les couples étaient appariés en fonction de choix de rêves identiques. À cette occasion, Abraham Poincheval s’est présenté en armure, histoire de tester l’enveloppe dans laquelle il devait faire la traversée de la Bretagne à l’été 2018. En septembre, la troisième déclinaison s’est enclenchée avec une expérience olfactive inventée par Clémence Millet, en résidence à la Friche.

Fortuitement, dès la première édition, Jean-Luc Woodman, interpellé par un être à tête de gorille campé dans une baignoire devant l’établissement, s’est saisi de son appareil. Très scénarisée, très habillée, l’esthétique extraordinaire de la performance offre une matière naturellement jubilatoire pour un photographe. Aussi, Woodman n’a pas tenu longtemps avant de se rapprocher du collectif et, dès la seconde édition, il a poursuivi son shooting à l’intérieur de l’hôtel. Son œuvre, rétrospectivement, rend compte d’une expérimentation où le public, absorbé sur le vif, est fusionné avec les artistes dans l’image. Immergés dans un univers de rêve et d’amour, installés au cœur de scènes érotiques transposées — mises en scène, comme en cours de tournage —, ils sont devenus une part du film.

Le résultat photographique s’avère forcément onirique, forcément érotique, absolument poétique et non reproductible. Ornic’Art étant un collectif à géométrie variable, la prochaine performance, en février 2019, sera une nouvelle proposition.

Autrefois gestionnaire de portefeuilles, Valérie Bureau a quitté le milieu de la finance parce que « le côté virtuel est trop important pour être dans une économie réelle et avoir prise sur le concret. » Elle a changé de métier en 2014, en devenant la propriétaire de l’hôtel Le Ryad, où elle accueille des rêves. Paradoxal, non ?

 

Patricia Rouillard

 

Jean-Luc Woodman – Do not disturb : jusqu’au 10/02 à l’Hôtel Le Ryad (16 rue Sénac de Meilhan, 1er).
Rens. : www.leryad.fr