Il était une fois Germaine Tillion © Herve Kielwasser

Il était une fois Germaine Tillion

Quand la pensée se fait chair

A partir de trois de ses textes, Le Verfügbar aux enfers, Il était une fois l’ethnologie et Les ennemis complémentaires, Xavier Marchand nous livre le parcours exceptionnel de Germaine Tillion. Une voix singulière qui réconcilie science et conscience.

Nul doute, le comédien et metteur en scène Xavier Marchand voue au paradoxe un goût certain : déjà sa prédilection pour les textes non théâtraux est connue, mais son dernier projet présenté au Théâtre de La Criée relève de la gageure : donner à voir, toucher, entendre l’expérience d’une pensée traversant le XXe siècle — l’empreinte d’un regard éclairant. Il était une fois Germaine Tillion conte à cinq voix… porté avec justesse par Camille Grandville. Voici que paraît ce petit bout de femme aux allures de grand-mère. La pénombre du plateau s’ouvre sur ses trois vies, trois tableaux (au rendu inégal) retraçant le destin hors norme de cette figure engagée. Du relief de l’Aurès aux ruelles d’une Algérie secouée par la guerre en passant par Ravensbrück, ce triptyque demeure ancré dans une unité profonde : « De la pensée accrochant la pensée – et tirant » (Rimbaud) ! A travers une opérette créée au cœur de l’enfer, les notes et fragments pris sur le vif, Germaine l’ethnologue nous révèle une humanité à la dérive : paroles greffées sur un mur d’images (archives INA, cartes, citations…) où se détachent les grands événements de l’Histoire auxquels chacun des cinq comédiens redonne une part d’ombre et de lumière, fragile parfois. Sans doute à l’image de celle qui fit du tâtonnement une marque de fabrique, l’entrée en matière patine ; heureusement, l’anecdote et l’accessoire bricolé s’effacent progressivement. Les figurines en terre glaise façonnées puis broyées par des déportées au bord du gouffre, leurs chants au cynisme corrosif, l’incroyable entrevue avec Yacef Saadi (un des chefs du FLN) cristallisent l’essentiel : tout problème a pour corollaire une solution concrète et digne, tout être est à prendre en compte dans sa globalité. Tel semble être le message de cette « visionnaire » : le spectacle rend compte de cette évidente complexité qui interroge le public sans jamais l’ériger en juge. L’écriture fragmentaire s’incarne, devient humaine, accessible. Rien n’est plus vibrant que cette pensée faite chair. Rien n’est plus éloquent que cette voix pétrie dans l’exigence et le don. Une abnégation qui n’est nullement oubli de soi mais tension permanente vers l’Autre : un exemple à suivre… Bel exemple qui permet de faire dialoguer mêmes les « ennemis intimes ».

AFH