Sarah Gorog © Cyril Becquart / Altivue

Identités Remarquables | Sarah Gorog (Le Carillon)

La fée Clochette

 

Il était temps pour cette fille de l’ombre, aux manettes des aventures marseillaises nocturnes les plus intéressantes de la dernière décennie, de prendre un peu de lumière… Petit récit du parcours de Sarah Gorog, tracé à main levée.

 

Vous l’avez tous croisée. Sarah, c’est cette petite brune discrète, qui n’a pas souvent le temps de tchatcher ; et pour cause, elle agit. Certains de nos camarades lecteurs se rappelleront du Polikarpov en ces glorieuses heures des années 2010 sur le cours Estienne d’Orves. C’est en effet elle qui, la vingtaine à peine, reprend la gérance du « Poli » et remet le bar à flot suite à certaines affres économiques auxquelles elle avoue, dans un sourire, avoir contribué : « J’étais jeune à l’époque… » Au bout de cinq ans, et après avoir fédéré une équipe de joyeux lurons qui, depuis, a essaimé au sein des bars les plus réussis de la ville, elle quitte le Poli pour monter les Zimpolies, une asso qui organise en itinérance des fêtes improbables pendant un an. C’est elle encore qui reprend, de la main de Johanna (ex-Radio Grenouille), ce qui sera l’un des lieux les plus chouettes du centre-ville, rue de l’Arc, au cœur de Noailles : les Demoiselles du Cinq. Sarah se (et nous) rappelle : « Avec Alex (la flamboyante Alexandra Motel, aujourd’hui programmatrice au SoMa, ndlr), que j’avais embarquée du Poli, qui voulait à la fois devenir rockstar et programmatrice (!) et à qui je dois une programmation toute en pépites, on voulait monter un lieu où nous aurions pu aller boire un coup, même en tant que femme, et se sentir comme à la maison. Pour moi, ce fut un challenge — et une réussite, car on pouvait s’y sentir à l’aise pour se poser, profiter d’une balance d’un groupe improbable, danser… Même si le lieu était fixe, ça bougeait tout le temps, on inventait des mini festivals, et tout ça dans une économie réduite. Au début, on était comme des fous… Mais après, j’ai eu peur de l’état des lieux, et j’ai un peu pressenti qu’on prenait des risques à rester là. Après quelques années, on a commencé à s’épuiser, et on a finalement reçu une proposition de bail non renouvelé, alors qu’on pensait transmettre tout ce qu’on y avait construit et imaginé… » Sarah y voit l’occasion d’une nouvelle étape de vie, profite et flâne, se met au théâtre. C’est justement lors d’un cours amateur, début 2017, qu’un jeune entrepreneur, Fabrice Necas, lui parle d’une initiative dont il a entendu parler sur France Inter, le Carillon. Si Sarah exprime alors des réticences raisonnables — ses études de philo et de sémantique sur la détermination culturelle du désir ne l’ayant pas rendue particulièrement compétente dans le domaine du social —, la démarche l’intéresse. Elle monte à Paris, rencontre le fondateur du Carillon, et se voit proposer le poste de direction. « C’est un super projet, nous dit-elle dans un sourire serein et fier de porter une si admirable mission. Ce qui m’a plu, c’est de casser les clichés, d’essayer de voir les choses autrement. Plutôt que des assos solidaires, j’ai voulu rencontrer des structures qui a priori ne rendent pas de services mais peuvent le faire aussi. La solidarité est accessible à tous ! Ce qui fait qu’aujourd’hui, on travaille avec des hôtels cinq étoiles, le luxe… pour dire que chacun peut travailler à sa façon. Être plus optimiste, sans être bisounours. On peut tous apporter quelque chose ! » Et de se plonger dans un souvenir pour expliciter sa pensée : « Quand je travaillais au Poli, je voyais bien les gars dans la rue, j’avais envie d’aider. Mais en tant que femme seule, je n’avais pas de cadre pour le faire, c’était compliqué. » Et on ne peut que tous admettre cette réalité de terrain.

Mais le Carillon, ques aco ? Une proposition de services par des commerces, au-delà du café suspendu : aller aux toilettes, pouvoir brancher et recharger son portable… Les commerces carillonneurs sont reconnaissables par un logo apposé sur leur vitrine, une cloche bleue, celle de la bienveillance : « Au-delà du service gratuit, il s’agit de faire du lien. » De toute évidence, le fait d’afficher ce logo, ainsi que les pictogrammes des services rendus par chaque lieu, rend visible ceux qui ne le sont plus. Pour que cela fonctionne, l’équipe du Carillon a établi des horaires avec les commerçants pour qu’ils soient plus « à même de », et les a formés à « recevoir les gars, pour redonner confiance aux personnes des deux côtés. » Le Carillon, c’est un projet de la Cloche, qui se développe à Marseille depuis deux ans, d’abord en centre-ville, et désormais en zone sud. En avant-première, Sarah nous dévoile leur prochain projet, les Clochettes, autour de jardins partagés. Et reprend sur la façon dont on va voir les gens dans la rue. « L’idée, c’est de ne jamais juger. Même si le gars a sa fiole, il en a le droit. On est en binôme, ce qui nous permet d’aller voir les gens avec plus de sécurité. Parfois, on se prend des “blancs”, on y retourne, on parle, même si on n’évoque pas le Carillon. Pour le bénévole, ce n’est qu’un prétexte pour faire du lien. Parfois, selon les cas, on appelle aussi ceux qui sont spécialisés dans l’urgence et dans le travail social. (…) Aujourd’hui, on est 70 bénévoles, dont quinze “ambassadeurs”, qui viennent de la rue, qui ont vécu la précarité ou qui y vivent encore, et c’est très important. Les habitants en ont marre de donner la pièce, et on les comprend. » Chaque initiative fédérée par la Cloche laisse à ceux qui sont sur le terrain le choix de leur implication : « À Marseille, on est connus pour nos “ApéRues”, dans lesquels on ne distingue plus qui vit dans la rue et qui est quidam. » La conversation se poursuit, passionnante, et on y on apprend l’existence de dizaines de petites initiatives dont on parle si peu. Le Carillon organise des afterworks, invente des jeux avec les salariés des entreprises et des gens en précarité… L’équipe concrétise ainsi le lien, avec une inventivité renouvelée. Dernièrement, Sarah a apporté une nouvelle pierre à l’édifice national, avec la non restriction d’accès aux « bons », qui ont pour valeur un sandwich suspendu, un café, une lessive… : « Chacun, sans même être adhérent au Carillon, peut prendre un bon dans un commerce et le donner à Jean-Pierre, celui qu’on connaît et qui traîne au bas de la rue. Il s’agit de penser comment on fait “avec”. »

L’ancien oiseau de nuit a évidemment conservé ses amitiés, mais s’est gardé de les solliciter d’emblée, avec le vœu que les gens « soient là vraiment pour les gars d’la rue. » Après avoir pris ses premières marques, un partenariat s’est concrétisé pour la première fois cette année avec le monde artistique : avec Rara Woulib, une nouvelle aventure s’est imaginée, construite « comme un hommage aux commerçants », où public, quidams, carillonneurs et précaires seraient mêlés. Et bonne nouvelle, cette inédite et inoubliable parade dans toute la ville qu’on a pu vivre en juin dernier dans le cadre du Festival de Marseille aura une suite.

Le Carillon, c’est donc un peu partout, et c’est un peu tout le temps, avec des rendez-vous hebdomadaires et ponctuels, construits avec les partenaires sociaux. Le 20 décembre prochain, un Noël solidaire sera ainsi organisé avec et chez Coco Velten, en collaboration avec les différentes structures qui y sont hébergées, qui démarrera volontairement dehors, sur la Porte d’Aix, pour y rassembler le plus possible. L’aventure se structure, essaime, construit des franchises sociales… Ce n’est pas pour déplaire à notre audacieuse, même si notre papillon aime voler de ses propres ailes, veut voir le monde, tout en gardant un pied et un œil bienveillant au sein de la Cloche. « L’important, c’est que ça tourne sans moi. » Pour sûr, on peut se dire que Sarah est de celles qui font tourner la Terre dans le bon sens, et qu’elle est à elle seule une belle histoire à suivre…

 

Joanna Selvidès

 

Prochain ApéRue, avec scène ouverte pour tous (textes, chants, poèmes), repas, surprise et information sur le réseau : le 22/10 au Zoumaï (7 cours Gouffé, 6e).

Rens. : www.lecarillon.org / www.facebook.com/LaClocheSUD/