Identités remarquables : Oïl

Identités remarquables : Oïl

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Or noir

Parrain de la « black music » à Marseille, Oïl sort cette semaine son premier album solo. L’aboutissement d’un parcours ? Non : la deuxième phase.

C’était vers le milieu des 90’s. J’étais encore étudiant à Aix et, avec des potes, il nous arrivait parfois de descendre à Marseille et passer au Trolley. Non pas pour y écouter de la musique (pensez donc), plutôt pour y faire les zouaves. Un soir parmi tant d’autres, je quitte le reste de la bande pour aller faire un tour dans « la salle du fond à gauche », la seule à ne pas diffuser de la dance pourrie ou du rock pour étudiants aixois. Aux platines, chose extraordinaire en ces lieux, un inconnu ne joue que des pépites noires-américaines. Dans la salle voûtée, peu de gens sont là pour partager mon enthousiasme en écoutant, de mémoire précise, un morceau de David Holmes qui sample le Melody Nelson de Gainsbourg…

Pilier de la night

Tout le monde vous le dira : Marseille n’est pas une ville facile quand on est musicien. Mille et une raisons l’expliquent : sa situation géographique qui l’éloigne des tournées, sa propension légendaire à ne jamais faire les choses de manière vraiment carrée (ni rapide), son soleil qui pousse souvent le public à préférer les terrasses de café aux salles de concerts… Trop fréquemment, les musiciens qui ont des ambitions, ou une accroche avec le succès, se doivent de quitter la ville s’ils veulent continuer à avancer. Lionel Corsini, alias Dj Oïl, est un enfant de Marseille. Il est né et a grandi ici, fait ici ses armes en tant que Dj. Il respire Marseille, ne l’a jamais quittée que pour s’oxygéner un peu, et pourtant, comme beaucoup d’autres, il en a un peu sa claque. Aussi, quand on le retrouve chez lui pour discuter de son premier album solo, la conversation tourne bientôt autour de cette problématique. Et chacun en prend pour son grade : les élites en place, Marseille Provence 2013, Marsatac, la presse locale… « C’est une ville qui n’avancera jamais parce qu’elle fonctionne dans l’à-peu-près. On va bientôt payer ces dix dernières années d’incompétence. » Lionel n’est jamais le dernier à l’ouvrir grand et fort – notez, c’est une particularité locale. Mais il en a la légitimité : depuis une vingtaine d’années, il est l’un des quatre piliers qui ont contribué à donner à la nuit marseillaise ses lettres de noblesse. Il y a Paul pour la house, Jack pour la techno, The Ed pour la disco, et donc Lionel pour la « black music » – dénomination commune pour le groove afro-américain (funk, soul, jazz, afro, latin, etc.). Longtemps associé à l’esthétique musicale défendue par Radio Grenouille, chez qui il s’est fait un nom, Dj Oïl est un peu l’alter-ego phocéen de Gilles Peterson (les deux hommes se connaissent bien), ses mixes étant le gage d’un éclectisme et d’un bon goût salvateurs dans un registre finalement peu défendu en France. Au fil des ans, cela lui a valu de nouer des amitiés avec des artistes aussi bien issus du jazz que de la techno, et d’aller jouer un peu partout dans le monde ses rondelles de vinyle (en partie héritées d’un papa mélomane). Ce que le grand public sait moins, en revanche, c’est que Lionel compose depuis la fin des années 90, sur ordinateur. Il n’a donc pas seulement été « le Dj des Troublemakers », mais celui sur qui a essentiellement reposé le succès du trio marseillais, au début des années 2000. Un premier album sur Guidance (label house de Chicago) écoulé à 150 000 exemplaires, puis un autre sur Blue Note, hélas desservi par un contrat mal ficelé par leur manager de l’époque (on passe sur les détails)… et l’aventure prend fin. De cette période, Oïl ne garde pas que des bons souvenirs – doux euphémisme. Mais rétrospectivement, elle marque le début d’une deuxième vie.

Construire sur des cendres

En 2006, Lionel a besoin de changer d’air. Il a déjà un projet nommé Shogun, avec Dj Rebel et le flûtiste Magik Malik, et fraye dès qu’il le peut avec de jeunes pointures souvent issues du jazz. Invité à une résidence au Kenya, en compagnie du musicien Jeff Sharel, il va transformer cet essai grâce au soutien de l’Alliance Française, et partir pour une tournée de quarante dates à travers l’Afrique et l’Amérique Centrale. Nom de code du nouveau projet : Ashes to Machines. « On partait avec nos ordinateurs, des musiciens étaient recrutés dans chaque pays, on faisait un répertoire original pendant une semaine, puis un concert ensemble à la fin de la semaine… C’était avant tout un projet de rencontres. » Nul doute que cette expérience de terrain, étalée sur près de quatre ans, va lui permettre de nourrir son imaginaire. Pourtant, Lionel tient à faire une distinction claire entre cette aventure, qui devrait prochainement donner lieu à un disque, et celui qui nous occupe aujourd’hui, entièrement réalisé en solo dans une esthétique plus « urbaine ». Il y a donc d’un côté Ashes to Machines, et de l’autre Black Notes… « C’est un disque très personnel, autobiographique, expiatoire de toutes mes influences. Je considère que c’est mon premier album, comme si je n’avais rien fait avant. Avant, de toute façon, je n’étais pas seul. » Effectivement, Black Notes n’est pas afro pour un sou. C’est un disque plutôt downtempo qui paie son tribut aux musiques noires, avec des lignes de basse funky, des ambiances qui évoquent la Blaxploitation, et quelques incursions hip-hop du meilleur effet (notamment Gift of Gab de Blackalicious et le slammeur chicagoan Reggie Gibson). Un disque sans âge, qui n’a pas la prétention de changer la donne, mais a déjà le mérite d’éviter l’écueil de la musique pour compiles « lounge », un disque dont les meilleurs moments ne sont pas forcément les plus évidents, mais ceux qui jouent le rôle de traits d’union chargés d’atmosphères… Et puis il y a ce morceau avec Sam Karpienia : une vraie bonne idée sur le papier, tant la voix de Sam est empreinte d’une profondeur d’âme propre aux grands chanteurs de soul, et une vraie bonne idée au finish, tant elle prend la forme d’une transe vaudou assez inédite. « Il y avait une base de samples pour la composition, mais beaucoup ont disparu après avoir enregistré les musiciens. J’ai travaillé par strates, et passé une année entière sur la production. »

Ombres et lumières

Lors de la dernière Fiesta des Suds, Oïl a présenté une première mouture du live qu’il a concocté avec son frère Bruno (pour la partie visuelle). Un live franchement réussi, plus orienté dancefloor, truffé de morceaux inédits, et servi par une scénographie mêlant masques africains et jeux de lumière. « Je ne me voyais pas refaire les morceaux de l’album au même tempo, sans les musiciens et les voix additionnelles. Et puis j’ai beaucoup produit depuis la fin de l’enregistrement, il fallait que je fasse une relecture plus électronique du disque… » Pour des raisons pratiques, Oïl va d’abord assurer la promo de Black Notes, dans les prochaines semaines, avec une formule allégée en sound-system. Quand les demandes de booking se multiplieront, il proposera alors à nouveau ce live audio-visuel. A côté de ça, il prépare un album en duo avec Magik Malik, poursuit son projet Ashes to Machines, et devrait sortir des maxis sur les labels d’Ashley Beedle et Alex Attias, des gens qui font référence dans le domaine de la house aux racines black. En somme, il s’active bien au-delà des frontières délimitées par les décideurs culturels de la ville dont il est issu. A force, le message devrait bien finir par passer.

PLX

Black Notes (Discograph), dans les bacs.
http://soundcloud.com/dj-oil